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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et par plusieurs fois cette nuit Notre Seigneur qui telle grâce leur avoit envoyée.

Ainsi passèrent celle nuit sans nul bobant ; car le roi d’Angleterre ne vouloit mie que aucun s’en fesist. Quand vint au dimanche au matin, il fit grand’bruine, et telle que à peine pouvoit-on voir loin un arpent de terre : dont se partirent de l’ost, par l’ordonnance du roi et de ses maréchaux, environ cinq cents hommes d’armes et deux mille archers, pour chevaucher, à savoir si ils trouveroient nullui ni aucun François qui se fussent recueillis. Ce dimanche au matin s’étoient partis d’Abbeville et de Saint-Riquier en Ponthieu les communautés de Rouen et de Beauvais, qui rien ne savoient de la déconfiture qui avoit été faite le samedi : si trouvèrent, à male étreine pour eux, en leur encontre, ces Anglois qui chevauchoient, et se boutèrent entre eux, et cuidèrent de premier que ce fût de leurs gens. Sitôt que les Anglois les ravisèrent, ils leur coururent sus de grand’manière ; et là de rechef eut grand’bataille et dure ; et furent tantôt ces François déconfits et mis en chasse ; et ne tinrent nul conroy. Si en y eut morts sur les champs, que par haies, que par buissons, ainsi qu’ils fuyoient, plus de sept mille ; et si il eut fait clair, il n’en eut jà pied échappé. Assez tôt après, en une autre route, furent rencontrés de ces Anglois l’archevêque de Rouen et le grand prieur de France, qui rien ne savoient aussi de la déconfiture, et avoient entendu que le roi ne se combattroit jusques à ce dimanche ; et cuidèrent des Anglois que ce fussent leurs gens : si s’adressèrent devers eux, et tantôt les Anglois les envahirent et assaillirent de grand’volonté. Et là eut de rechef grand’bataille et dure, car ces deux seigneurs étoient pourvus de bonnes gens d’armes ; mais ils ne purent durer longuement aux Anglois, ainçois furent tantôt déconfits et presque tous morts. Peu se sauvèrent ; et y furent morts les deux chefs[1] qui les menoient, ni oncques il n’y eut pris homme à rançon.

Ainsi chevauchèrent cette matinée ces Anglois, quérans aventures : si trouvèrent et rencontrèrent plusieurs François qui s’étoient fourvoyés le samedi, et qui avoient cette nuit geu sur les champs, et qui ne savoient nulles nouvelles de leur roi ni de leurs conduiseurs : si entrèrent en pauvre étreine pour eux, quand ils se trouvèrent entre les Anglois ; car ils n’en avoient nulle mercy et mettoient tout à l’épée[2]. Et me

  1. Il faut sans doute entendre ceci des chefs subordonnés à l’archevêque et au grand prieur ; car il est certain que Nicolas Roger, qui occupait alors le siége de Rouen, mourut à Avignon en 1347. On n’a pas la même certitude sur ce qui concerne le grand-prieur de France : on ignore même le nom de celui qui l’était alors.
  2. Michel de Northburgh fait plus d’honneur à l’humanité du roi d’Angleterre. Suivant lui, les comtes de Northampton, de Norfolk et de Warwick, qui commandaient le corps envoyé à la recherche des Français, firent sur eux un grand nombre de prisonniers. Voici sa lettre que nous a conservée Robert d’Avesbury.

    « Salutz. Voillelz savoir qe notre seigneur le roi vient à la ville de Poissy la veille de l’Assumpcion Notre-Dame, et illesqes estoit un pount oultre l’eawe de Seane qe fust débrusé : meas le demurra illeosqes tanqe le pount feust refait. Et en refesaunce du pount viendrent gentz d’armez à graunt nombre od les comunes du païs et de Amyas bien armez. Et le oounte de Northampton et sez gentz issirent sour eaux issint qe fusrent mortz pluis que D de nos enemys, la mercye Dieux, et les aultres fusrent as chivalx. Et aultre foitz noz gentz passèrent l’eawe et tuèrent graunt plenté des comunes de Fraunce et de la ville de Parys et aultre du païs bien armez de l’ost du roi de Fraunce issint qe noz gentz ount faitz aultre pountz et bones, la mercy Dieux, sour noz enemys saunz pierte ou graunt damage de noz gentz. Et lendemayn de l’Assumpcion Notre-Dame notre seigneur le roi passa la eawe de Seane et soy remua devers Poys q’est forte ville et enclose de mures et chastiel très fort dedein et fust tenu des enemys. Et quaunt l’avaunt garde et la secunde garde fusrent passés la ville, l’ariere garde fist assaut à la ville et la prist, et fusrent mortz illeosqes pluisque CCC hommes d’armes de nos enemys. Et l’autre jour en suaunt le comte de Suthfolc et sire Hughe le Denspenser isserount sour les comunes du païs qi fusrent assemblez et bien armez et les desconfiterount et occirount CC et pluis et pristerent pluisqe LX prisoniers de gentilz hommes. Et puis se treia vers Grauntvillers ; et come illesqes fusrent herbergez l’avaunt garde fust escrié des gentz d’armes de la maison le roy du Beaume. Et noz gents issirent hastiment et jousterent de guerre ovesqe eaux, et fusrent noz gentz abatuz à terre ; mais, mercy soit Dieux, Mounseigneur de Northampton issit et rescua les chivalers et les autres gentz issint qe nul de eaux fust pris ne mortz forsqe Thomas Talbot, et enchacea les enemys tanqe à II leages d’Amyas, et prist de eaux VIII hommes d’armes et tua XII : et le remenaunt fusrent bien à chivalx et s’enfuirent à Amyas. Et puis le roy d’Engleterre, qe Dieux sauve, se treia devers Pountif le jour de seint Bartheu et vient à la eawe de Summe qe vient de la meare du Abevyle en Pountif. Et le roy de Fraunce avait ordeigné D hommes d’armes et III mil des comunes armés d’avoir gardé le passage ; et mercy soit Dieux, le roi d’Engleterre et son ost pristrent cele eawe de Somme où unqes homme ne passa avaunt, sauntz perir nul des gentz, et combaterount od lour enemys et tuerount pluisqe II mil gentz d’armes et le remenant enchacerent droit à la porte d’Abbevyle et pristrent des chivalers et esquiers à