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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

devers lui et devers ceux qui ci vous ont envoyé, et leur dites, de par moi, qu’ils ne m’envoient mes-huy requerre, pour aventure qui leur avienne, tant que mon fils soit en vie ; et leur dites que je leur mande qu’ils laissent à l’enfant gagner ses éperons ; car je veux, si Dieu l’a ordonné, que la journée soit sienne, et que l’honneur lui en demeure et à ceux en quelle charge je l’ai baillé. » Sur ces paroles retourna le chevalier à ses maîtres et leur recorda tout ce que vous avez ouï ; laquelle réponse les encouragea grandement ; et se reprirent en eux-mêmes de ce qu’ils l’avoient là envoyé : si furent meilleurs chevaliers que devant ; et y firent plusieurs grands appertises d’armes, ainsi qu’il apparut, car la place leur demeura à leur honneur.


CHAPITRE CCXCI.


Comment le comte de Harcourt, le comte d’Alençon, le comte de Flandre, le comte de Blois, le duc de Lorraine et plusieurs autres grands seigneurs furent déconfits et morts.


On doit bien croire et supposer que là où il avoit tant des vaillans hommes, et si grand’multitude de peuple, et où tant et telle foison de la partie des François en demeurèrent sur la place, qu’il y eut fait ce soir plusieurs grands appertises d’armes, qui ne vinrent mie toutes à connoissance. Il est bien vrai que messire Godefroy de Harecourt, qui étoit de-lez le prince et en sa bataille, eut volontiers mis peine et entendu à ce que le comte de Harecourt son frère eût été sauvé ; car il avoit ouï recorder à aucuns Anglois que on avoit vu sa bannière, et qu’il étoit avec ses gens venu combattre aux Anglois. Mais le dit messire Godefroy n’y put venir à temps ; et fut là mort sur la place le dit comte, et aussi fut le comte d’Aumale son neveu. D’autre part le comte d’Alençon et le comte de Flandre se combattoient moult vaillamment aux Anglois, chacun dessous sa bannière et entre ses gens ; mais ils ne purent durer ni résister à la puissance des Anglois, et furent là occis sur la place, et grand’foison de bons chevaliers et écuyers de-lez eux, dont ils étoient servis et accompagnés. Le comte Louis de Blois et le duc de Lorraine son serourge, avec leurs gens et leurs bannières, se combattoient d’autre part moult vaillamment, et étoient enclos d’une route d’Anglois et de Gallois, qui nullui ne prenoient à merci. Là firent eux de leurs corps plusieurs grands appertises d’armes, car ils étoient moult vaillans chevaliers et bien combattans ; mais toutes fois leur prouesse ne leur valut rien, car ils demeurèrent sur la place, et tous ceux qui de-lez eux étoient. Aussi fut le comte d’Aucerre, qui étoit moult vaillant chevalier, et le comte de Saint-Pol, et tant d’autres que merveilles seroit à recorder.


CHAPITRE CCXCII.


Comment le roi de France se partit, lui cinquième de barons tant seulement, de la bataille de Crécy, en lamentant et complaignant de ses gens.


Sur le vespre tout tard, ainsi que à jour faillant, se partit le roi Philippe, tout déconforté, il y avoit bien raison, lui cinquième de barons tant seulement. C’étoient messire Jean de Hainaut, le premier et le plus prochain de lui, le sire de Montmorency, le sire de Beaujeu, le sire d’Aubigny et le sire de Montsault. Si chevaucha le dit roi tout lamentant et complaignant ses gens, jusques au châtel de la Broye. Quand il vint à la porte, il la trouva fermée et le pont levé, car il étoit toute nuit, et faisoit moult brun et moult épais. Adonc fit le roi appeler le châtelain, car il vouloit entrer dedans. Si fut appelé, et vint avant sur les guérites ; et demanda tout haut : « Qui est là qui heurte à cette heure ? » Le roi Philippe qui entendit la voix, répondit et dit : « Ouvrez, ouvrez, châtelain, c’est l’infortuné roi de France[1]. » Le châtelain saillit tantôt avant, qui reconnut la parole du roi de France, et qui bien savoit que jà les leurs étoient déconfits, par aucuns fuyans qui étoient passés dessous le châtel. Si abaissa le pont et ouvrit la porte. Lors entra le roi dedans, et toute sa route. Si furent là jusques à mie nuit ; et n’eut mie le roi conseil qu’il y demeurât ni s’enserràt là dedans. Si but un coup, et aussi firent ceux qui avec lui étoient, et puis s’en partirent, et issirent du châtel, et montèrent à cheval, et prirent guides pour eux mener, qui connoissoient le pays : si entrèrent à

  1. Les imprimés disent C’est la fortune de France. Je n’ai trouvé dans aucun des manuscrits que j’ai collationnés cette leçon, qui est en contradiction complète avec les circonstances de la journée et de l’époque. Ce qui explique cette erreur est l’ignorance d’un éditeur qui aura mal lu, sans tenir compte de la suppression des accens, des apostrophes et des points dans les manuscrits anciens.