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LIVRE I. — PARTIE I.

les vint combattre, et le comte de Flandre d’autre part. Si vous dis que ces deux seigneurs et leurs routes, en costiant les archers, s’en vinrent jusques à la bataille du prince, et là se combattirent moult longuement et moult vaillamment ; et volontiers y fût le roi venu, s’il eût pu, mais il y avoit une si grand’haie d’archers et de gens d’armes au devant, que jamais ne put passer, car tant plus venoit et plus éclaircissoit son conroy.

Ce jour au matin avoit donné le roi Philippe au dit messire Jean de Hainaut un noir coursier, durement grand et bel, lequel messire Jean l’avoit baillé à un sien chevalier, messire Thierry de Senseilles, qui portoit sa bannière : dont il avint que le chevalier monté sur le coursier, la bannière messire Jean de Hainaut devant lui, transperça tous les conrois des Anglois ; et quand il fut hors et outre, au prendre son retour il trébucha parmi un fossé, car il étoit durement blessé ; et y eût été mort sans remède, mais son page, sur son coursier, autour des batailles l’avoit poursui ; et le trouva si à point qu’il gissoit là et ne se pouvoit ravoir. Il n’avoit autre empêchement que du cheval ; car les Anglois n’issoient point de leurs batailles pour nullui prendre ni gréver. Lors descendit le page, et fit tant que son maître fut relevé et remonté : ce beau service lui fit-il. Et sachez que le sire de Senseilles ne revint mie arrière par le chemin qu’il avoit fait ; et aussi, au voir dire, il n’eût pu.


CHAPITRE CCXC.


Comment ceux de la bataille au prince de Galles envoyèrent au roi d’Angleterre pour avoir secours ; et comment le roi leur répondit.


Cette bataille faite ce samedi entre la Broye et Crécy fut moult félonneuse et très horrible ; et y avinrent plusieurs grands faits d’armes qui ne vinrent mie tous à connoissance ; car quand la bataille commença, il étoit jà moult tard. Ce gréva plus les François que autre chose, car plusieurs gens d’armes, chevaliers et écuyers, sur la nuit, perdoient leurs maîtres et leurs seigneurs : si waucroient parmi les champs et s’embattoient souvent, à petite ordonnance, entre les Anglois, où tantôt ils étoient envahis et occis ; ni nul étoit pris à rançon ni à merci, car entre eux ils l’avoient ainsi au matin ordonné, pour le grand nombre de peuple dont ils étoient informés qui les suivoit. Le comte Louis de Blois, neveu du roi Philippe et du comte d’Alençon, s’en vint avec ses gens dessous sa bannière combattre aux Anglois, et là se porta-t-il moult vaillamment, et aussi fit le duc de Lorraine. Et dirent les plusieurs que, si la bataille eût aussi bien été commencée au matin qu’elle fut sur le vespre, il y eût eu entre les François plusieurs grands recouvrances et grands appertises d’armes, qui point n’y furent. Si y eut aucuns chevaliers et écuyers françois et de leur côté, tant Allemands comme Savoisiens, qui, par force d’armes rompirent la bataille des archers du prince, et vinrent jusques aux gens d’armes combattre aux épées, main à main, moult vaillamment ; et là eut fait plusieurs grands appertises d’armes ; et y furent, du côté des Anglois, très bons chevaliers, messire Regnault de Cobehen et messire Jean Chandos ; et aussi furent plusieurs autres, lesquels je ne puis mie tous nommer, car là de-lez le prince étoit toute la fleur de chevalerie d’Angleterre.

Et adonc le comte de Norhantonne et le comte d’Arondel, qui gouvernoient la seconde bataille et se tenoient sur aile, vinrent rafraîchir la bataille dudit prince ; et bien en étoit besoin, car autrement elle eût eu à faire ; et pour le péril où ceux qui gouvernoient et servoient le prince se véoient, ils envoyèrent un chevalier de leur conroy devers le roi d’Angleterre, qui se tenoit plus à mont sur la motte d’un moulin à vent, pour avoir aide.

Si dit le chevalier, quand il fut venu jusques au roi : « Monseigneur, le comte de Warvich, le comte de Kenfort et messire Regnault de Cobehen, qui sont de-lez le prince votre fils, ont grandement à faire, et les combattent les François moult aigrement ; pourquoi ils vous prient que vous et votre bataille les veniez conforter et aider à ôter de ce péril, car si cet effort monteplie et s’efforce ainsi, ils se doutent que votre fils n’ait beaucoup à faire. » Lors répondit le roi et demanda au chevalier, qui s’appeloit messire Thomas de Norvich : « Messire Thomas, mon fils est-il mort, ou aterré, ou si blessé qu’il ne se puisse aider ? » Cil répondit : « Nennin, monseigneur, si Dieu plaît ; mais il est en dur parti d’armes ; si auroit bien mestier de votre aide. » — « Messire Thomas, dit le roi, or retournez