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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

la bataille entre la Broye et Crécy en Ponthieu, ce samedi à heure de vespres.


CHAPITRE CCLXXXVIII.


Comment le roi de Behaigne, qui goûte n’y véoit, se fit mener en la bataille et y fut mort lui et les siens ; et comment son fils le roi d’Allemagne s’enfuit.


Le vaillant et gentil roi de Behaigne, qui s’appeloit messire Jean de Lucembourc, car il fut fils de l’empereur Henry de Lucembourc, entendit par ses gens que la bataille étoit commencée ; car quoi qu’il fût là armé et en grand arroy, si ne véoit-il goûte et étoit aveugle. Si demanda aux chevaliers qui de-lez lui étoient comment l’ordonnance de leurs gens se portoit. Cils lui en recordèrent la vérité et lui dirent : « Monseigneur, ainsi et ainsi est ; tous les Gennevois sont déconfits, et a commandé le roi à eux tous tuer ; et toutes fois entre nos gens et eux a si grand toullis que merveilles, car ils chéent et trébuchent l’un sur l’autre, et nous empêchent trop grandement » — « Ha ! répondit le roi de Behaigne, c’est un petit signe pour nous. » Lors demanda-t-il après le roi d’Allemaigne son fils et dit : « Où est messire Charles mon fils ? » Cils répondirent : « Monseigneur, nous ne savons ; nous créons bien qu’il soit d’autre part et qu’il se combatte. » Adonc, dit le roi à ses gens une grand’vaillance : « Seigneurs, vous êtes mes hommes, mes amis et mes compagnons ; à la journée d’huy je vous prie et requiers très espécialement que vous me meniez si avant que je puisse férir un coup d’épée. » Et ceux qui de-lez lui étoient, et qui son honneur et leur avancement aimoient, lui accordèrent. Là étoit le Moine de Basele à son frein, qui envis l’eût laissé ; et aussi eussent plusieurs bons chevaliers de la comté de Lucembourc qui étoient tous de-lez lui : si que, pour eux acquitter et qu’ils ne le perdissent en la presse, ils se lièrent par les freins de leurs chevaux tous ensemble, et mirent le roi leur seigneur tout devant, pour mieux accomplir son désir ; et ainsi s’en allèrent sur leurs ennemis.

Bien est vérité que de si grands gens d’armes et de si noble chevalerie et tel foison que le roi de France avoit là, il issit trop peu de grands faits d’armes ; car la bataille commença tard ; et si étoient les François fort las et travaillés, ainsi qu’ils venoient. Toutes fois les vaillans hommes et les bons chevaliers pour leur honneur chevauchoient toujours avant, et avoient plus cher à mourir que fuite vilaine leur fût reprochée. Là étoient le comte d’Alençon, le comte de Blois, le comte de Flandre, le duc de Lorraine, le comte de Harecourt, le comte de Saint-Pol, le comte de Namur, le comte d’Aucerre, le comte d’Aumale, le comte de Sancerre, le comte de Salebruche, et tant de comtes, de barons et de chevaliers que sans nombre.

Là étoit messire Charles de Behaigne, qui s’appeloit et escrisoit jà roi d’Allemaigne et en portoit les armes, qui vint moult ordonnément jusques à la bataille ; mais quand il vit que la chose alloit mal pour eux, il s’en partit : je ne sais pas quel chemin il prit. Ce ne fit mie le bon roi son père, car il alla si avant sur ses ennemis que il férit un coup d’épée, voire trois, voire quatre, et se combattit moult vaillamment ; et aussi firent tous ceux qui avec lui étoient pour l’accompagner ; et si bien le servirent, et si avant se boutèrent sur les Anglois, que tous y demeurèrent, ni onques nul ne s’en partit ; et furent trouvés lendemain sur la place autour de leur seigneur et leurs chevaux tous alloiés ensemble.


CHAPITRE CCLXXXIX.


Comment messire Jean de Hainaut conseille au roi Philippe qu’il se retraie ; et comment le comte d’Alençon et le comte de Flandre se combattirent longuement et vaillamment.


Vous devez savoir que le roi de France avoit grand’angoisse au cœur, quand il véoit ses gens ainsi déconfire et fondre l’un sur l’autre, par une poignée de gens que les Anglois étoient : si en demanda conseil à messire Jean de Hainaut qui de-lez lui étoit. Le dit messire Jean de Hainaut lui répondit et dit : « Certes, sire, je ne vous saurois conseiller le meilleur pour vous, si ce n’étoit que vous vous retraissiez et missiez à sauveté, car je n’y vois point de recouvrer ; il sera tantôt tard ; si pourriez aussi bien chevaucher sur vos ennemis et être perdu, que entre vos amis. »

Le roi qui tout frémissoit d’ire et de mautalent, ne répondit point adonc, mais chevaucha encore un petit plus avant ; et lui sembla qu’il se vouloit adresser devers son frère le comte d’Alençon, dont il véoit les bannières sur une petite montagne ; lequel comte d’Alençon descendit moult ordonnément sur les Anglois et