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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

pirent la presse et vinrent jusques au roi. Adonc leur demanda le roi tout haut : « Seigneurs, quelles nouvelles ? » Ils regardèrent tous l’un à l’autre, sans mot sonner ; car nul ne vouloit parler devant son compagnon, et disoient l’un à l’autre : « Sire, parlez au roi, je ne parlerai point devant vous. » Là furent-ils en estrif une espace que nul ne vouloit, par honneur, soi avancer de parler. Finablement issit de la bouche du roi l’ordonnance qu’il commanda au Moine de Basele, que on tenoit ce jour l’un des plus chevalereux et vaillant chevalier du monde, qui plus avoit travaillé de son corps, qu’il en dit son entente ; et étoit ce chevalier au roi de Behaigne, qui s’en tenoit pour bien paré quand il l’avoit de-lez lui.


CHAPITRE CCXXXVI.


Comment le Moine de Basele conseilla au roi de France faire arrêter ses gens en my les champs et ordonner ses batailles.


« Sire, ce dit le Moine de Basele, je parlerai puisqu’il vous plaît, sous la correction de mes compagnons. Nous avons chevauché ; si avons vu et considéré le convenant des Anglois. Sachez qu’ils sont mis et arrêtés en trois batailles, bien et faiticement, et ne font nul semblant qu’ils doivent fuir, mais vous attendent, à ce qu’ils montrent. Si conseille de ma partie, sauf toujours le meilleur conseil, que vous fassiez toutes vos gens ci arrêter sur les champs et loger pour cette journée ; car ainçois que les derniers puissent venir jusques à eux, et que vos batailles soient ordonnées, il sera tard ; si seront vos gens lassés et travaillés et sans arroy, et vous trouverez vos ennemis frais et nouveaux et tous pourvus de savoir quelle chose ils doivent faire ; si pourrez le matin vos batailles ordonner plus mûrement et mieux, et par plus grand loisir aviser vos ennemis par lequel lez on les pourra combattre ; car soyez tout sûr qu’ils vous attendront. »

Ce conseil et avis plut grandement bien au roi de France ; et commanda que ainsi fût fait que le dit Moine avoit parlé. Si chevauchèrent les deux maréchaux, l’un devant, l’autre derrière, en disant et commandant aux bannerets : « Arrêtez bannières, de par le roi, au nom de Dieu et de monseigneur Saint Denis. » Ceux qui étoient premiers, à cette première ordonnance s’arrêtèrent, et les derniers non, mais chevauchèrent toujours avant ; et disoient qu’ils ne s’arrèteroient point jusques à ce qu’ils fussent aussi avant que les premiers étoient. Et quand les premiers véoient qu’ils les approchoient, ils chevauchoient avant : ainsi par grand orgueil et par grand boubant fut demenée cette chose ; car chacun vouloit surpasser son compagnon ; et ne put être crue ni ouïe la parole du vaillant chevalier : dont il leur en meschéy si grandement comme vous orrez recorder assez brièvement. Ni aussi le roi ni ses maréchaux ne purent adonc être maîtres de leurs gens, car il y avoit si grands gens et si grand nombre de grands seigneurs, que chacun vouloit là montrer sa puissance.

Si chevauchèrent en cel état, sans arroy et sans ordonnance, si avant qu’ils approchèrent leurs ennemis et qu’ils les véoient en leur présence. Or fut moult grand blâme pour les premiers, et mieux leur valsist être ordonnés à l’ordonnance du vaillant chevalier que ce qu’ils firent ; car sitôt qu’ils virent leurs ennemis, ils reculèrent tout à un faix, si désordonnément que ceux qui derrière étoient s’en ébahirent, et cuidèrent que les premiers se combatissent et qu’ils fussent jà déconfits ; et eurent adonc bien espace d’aller devant, s’ils vouldrent ; de quoi aucuns y allèrent, et aucuns se tinrent tous cois.

Là y avoit sur les champs si grand peuple de communauté que sans nombre ; et en étoient les chemins tous couverts entre Abbeville et Crécy ; et quand ils durent approcher leurs ennemis, à trois lieues près ils sachèrent leurs épées et écrièrent : « À la mort, à la mort ! » Et si ne véoient nullui.


CHAPITRE CCLXXXVII.


Comment le roi de France commanda à ses maréchaux faire commencer la bataille par les Gennevois ; et comment les dits Gennevois furent tous déconfits.


Il n’est nul homme, tant fut présent à celle journée, ni eut bon loisir d’aviser et imaginer toute la besogne ainsi qu’elle alla, qui en sçut ni put imaginer, ni recorder la vérité, espécialement de la partie des François, tant y eut povre arroy et ordonnance en leurs conrois ; et ce que j’en sais, je l’ai sçu le plus par les Anglois, qui imaginèrent bien leur convenant, et aussi par