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LIVRE I. — PARTIE I.

La tierce bataille eut le roi pour son corps, et grand’foison, selon l’aisement où il étoit, de bons chevaliers et écuyers : si pouvoient être en sa route et arroy environ sept cents hommes d’armes et deux mille archers. Quand ces trois batailles furent ordonnées et que chacun comte, baron et chevalier sçut quelle chose il devoit faire, le roi d’Angleterre monta sur un petit palefroy, un blanc bâton en sa main, adextré de ses maréchaux, et puis alla tout le pas de rang en rang, en amonestant et priant les comtes, les barons et les chevaliers qu’ils voulussent entendre et penser pour son honneur garder, et défendre son droit, et leur disoit ces langages en riant si doucement et de si liée chère, que qui fût tout déconforté si se pût-il reconforter en lui oyant et regardant. Et quand il eut ainsi visité toutes ses batailles, et ses gens amonestés et priés de bien faire la besogne, il fut heure de haute tierce[1] ; si se retrait en sa bataille, et ordonna que toutes gens mangeassent à leur aise et bussent un coup. Ainsi fut fait comme il l’ordonna ; et mangèrent et burent tout à loisir ; et puis retroussèrent pots, barrils et leurs pourvéances sur leurs charriots, et revinrent en leurs batailles, ainsi que ordonnés étoient par les maréchaux ; et s’assirent tous à terre, leurs bassinets et leurs arcs devant eux, en eux reposans pour être plus frais et plus nouveaux quand leurs ennemis viendroient ; car telle étoit l’intention du roi d’Angleterre que là il attendroit son adversaire le roi de France, et se combattroit à lui et à sa puissance.


CHAPITRE CCLXXXV.


Comment le roi de France, la messe ouïe, se partit d’Abbeville à tout son ost ; et comment il envoya quatre de ses chevaliers pour aviser le conroy des Anglois.


Le samedi[2] au matin se leva le roi de France assez matin et ouït messe en son hôtel dedans Abbeville, en l’abbaye Saint-Pierre où il étoit logé, et aussi firent tous les seigneurs, le roi de Behaigne, le comte d’Alençon, le comte de Blois, le comte de Flandre et tous les chefs des grands seigneurs qui dedans Abbeville étoient arrêtés. Et sachez que le venredi ils ne logèrent mie tous dedans Abbeville, car ils n’eussent pu, mais ès villages d’environ ; et grand’foison en y eut à Saint-Riquier, qui est une bonne ville fermée. Après soleil levant, ce samedi, se partit le roi de France d’Abbeville, et issit des portes ; et y avoit si grand’foison de gens d’armes que merveille seroit à penser. Si chevaucha le dit roi tout souef pour sur-attendre ses gens, le roi de Behaigne et messire Jean de Hainaut en sa compagnie.

Quand le roi et sa grosse route furent éloignés la ville d’Abbeville environ deux lieues, en approchant les ennemis, si lui fut dit : « Sire, ce seroit bon que vous fissiez entendre à ordonner vos batailles, et fissiez toutes manières de gens de pied passer devant, par quoi ils ne soient point foulés de ceux de cheval, et que vous envoyez trois ou quatre de vos chevaliers devant chevaucher, pour aviser vos ennemis, ni en quel état ils sont. » Ces paroles plurent bien au dit roi ; et y envoya quatre moult vaillans chevaliers, le Moine de Basele[3], le seigneur de Noyers, le seigneur de Beaujeu, et le seigneur d’Aubigny. Ces quatre chevaliers chevauchèrent si avant qu’ils approchèrent de moult près les Anglois et que ils purent bien aviser et imaginer une grand’partie de leur affaire. Et bien virent les Anglois qu’ils étoient là venus pour eux voir : mais ils n’en firent semblant, et les laissèrent en paix tout bellement revenir.

Or retournèrent arrière ces quatre chevaliers devers le roi de France et les seigneurs de son conseil, qui chevauchoient le petit pas, en eux sur-attendant : si s’arrêtèrent sur les champs sitôt qu’ils les virent venir. Les dessus dits rom-

  1. Près de midi.
  2. Le 26 d’août.
  3. On lit dans plusieurs manuscrits et dans les imprimés, le Moyne de Bascle. L’éditeur de l’Histoire du P. Daniel, trompé par la leçon du Froissart imprimé, a cru trouver en Champagne la maison de ce chevalier : Elle subsiste encore, dit-il, en plusieurs branches dont l’aînée est connue en Champagne, sous le nom de le Bascle d’Argenteuille. Un savant de Suisse, connu par plusieurs ouvrages estimables, M. Sinner, revendique ce chevalier pour son pays, et prétend qu’il sortait d’une maison illustre de Bâle, appelée le Moyne, très célèbre dans l’histoire de la Suisse. Il appuie son opinion sur l’autorité d’Egid Tschudi, auteur d’une Chronique de Suisse qui appelle ce chevalier Monachus Basileensis, et sur le manuscrit de Froissart de la bibliothèque de Berne, dans lequel il est nommé le Moyne de Basèle. Sans prendre parti ni pour l’un ni pour l’autre, nous dirons seulement que la leçon de presque tous nos manuscrits est conforme à celle du manuscrit de Berne.