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LIVRE I. — PARTIE I.

sœur[1] à messire Robert d’Artois, qui trépassé étoit, ils assurèrent la ville et le pays qui à la dame étoit appartenant, pour l’amour de lui ; de quoi elle remercia moult le roi et ses maréchaux. Si allèrent loger plus avant au pays en approchant la Broye[2] ; mais ses maréchaux chevauchèrent jusques au Crotoy qui siéd sur mer ; et prirent la ville et l’ardirent toute[3] ; et trouvèrent sur le port grand’foison de nefs, de barges et de vaisseaux chargés de vins de Poitou, qui étoient à marchands de Xaintonge et de la Rochelle ; mais ils eurent tantôt tout vendu, et en firent les dits maréchaux amener et acharier des meilleurs en l’ost du roi d’Angleterre qui étoit logé à deux petites lieues de là. Lendemain, bien matin, se délogea le dit roi d’Angleterre, et chevaucha devers Crécy en Ponthieu ; et ses deux maréchaux chevauchèrent en deux routes, l’un à destre et l’autre à senestre ; et vint l’un courir jusques aux portes d’Abbeville et puis se retourna vers Saint-Riquier, ardant et exillant le pays ; et l’autre au dessous sur la marine, et vint courir jusques à la ville de Saint-Esprit de Rue[4]. Si chevauchèrent ainsi ce vendredi jusques à heure de midi, que leurs trois batailles se remirent toutes ensemble. Si se logea le dit roi Édouard à tout son ost assez près de Crécy en Ponthieu.


CHAPITRE CCLXXXII.


Comment le roi d’Angleterre fit aviser par ses maréchaux la place où il ordonneroit ses batailles.


Bien étoit informé le roi d’Angleterre que son adversaire le roi de France le suivoit à tout son grand effort, et avoit grand désir de combattre à lui, si comme il apparoît ; car il l’avoit vîtement poursuivi jusques bien près du passage de Blanche-Tache, et étoit retourné jusques à Abbeville : si dit adonc le roi d’Angleterre à ses gens : « Prenons ci place de terre, car je n’irai plus avant, si aurai vu nos ennemis ; et bien y a cause que je les attende, car je suis sur le droit héritage de madame ma mère, qui lui fut donné en mariage ; si le veux défendre et calenger contre mon adversaire Philippe de Valois. »

Ses gens obéirent tous à son intention et n’allèrent adonc plus avant. Si se logea le roi en pleins champs, et toutes ses gens aussi ; et pour ce qu’il savoit bien qu’il n’avoit pas tant de gens, de la huitième partie, que le roi de France avoit, et si vouloit attendre l’aventure et la fortune et combattre, il avoit mestier que il entendît à ses besognes. Si fit aviser et regarder par ses deux maréchaux, le comte de Warvich et messire Godefroy de Harecourt, et messire Regnault de Cobehen avec eux, vaillant chevalier durement, le lieu et la place où ils ordonneroient leurs batailles. Les dessus dits chevauchèrent autour des champs et imaginèrent et considérèrent bien le pays et leur avantage : si firent le roi traire celle part et toutes manières de gens ; et avoient envoyé leurs coureurs courir par devers Abbeville, pour ce qu’ils savoient bien que le roi de France y étoit et passeroit là la Somme, à savoir si ce venredi ils se trairoient sur les champs et istroient d’Abbeville. Ils rapportèrent qu’il n’en étoit nul apparant.

Adonc donna le roi congé à toutes ses gens d’eux traire à leurs logis pour ce jour, et lendemain bien matin, au son des trompettes, être tous appareillés, ainsi que pour tantôt combattre en la dite place. Si se trait chacun, à cette ordonnance, en son logis, et entendirent à mettre à point et refourbir leurs armures. Or parlerons-nous un petit du roi Philippe qui étoit le jeudi au soir venu en Abbeville.


CHAPITRE CCLXXXIII.


Comment le roi de France envoya ses maréchaux pour savoir le convenant des Anglois ; et comment il donna à souper à tous les seigneurs qui avecques lui étoient ; et leur pria qu’ils fussent amis ensemble.


Le venredi[5] tout le jour se tint le roi de France dedans la bonne ville d’Abbeville, attendant ses gens qui toudis lui venoient de tous côtés ; et faisoit aussi les aucuns passer outre la dite ville et traire aux champs, pour être plus appareillés lendemain ; car c’étoit son intention

  1. Catherine d’Artois, femme de Jean de Ponthieu, comte d’Aumale, était la fille et non la sœur de Robert d’Artois.
  2. Château sur la rivière d’Authie, peu éloigné de Créci.
  3. Suivant la lettre de Northburgh, ce fut Hugues Spencer qui prit le Crotoi.
  4. Froissart donne ce nom à la ville de Rue, parce que l’église principale est dédiée au Saint-Esprit.
  5. Ce vendredi fut le 25 août, jour de la fête de saint Louis.