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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

les François, gens d’armes passoient. Et sachez que les Anglois se pénoient bien d’eux combattre, car il leur étoit dit notoirement que le roi de France les suivoit à plus de cent mille hommes d’armes ; et jà étoient aucuns compagnons coureurs venus jusques aux Anglois, lesquels en rapportèrent vraies enseignes au roi de France, si comme vous orrez dire.


CHAPITRE CCLXXX.


Comment le roi d’Angleterre passa le passage de Blanche-Tache et déconfit messire Godemar du Fay et ses gens.


Sur le pas de la Blanche-Tache fut la bataille dure et forte, et assez bien gardée et défendue des François ; et mainte belle appertise d’armes y eut ce jour faite d’un côté et d’autre : mais finablement les Anglois passèrent outre, à quelque meschef que ce fût ; et se traioient, ainsi qu’ils passoient, sur les champs. Si passa le roi et le prince de Galles son fils et tous les seigneurs[1]. Depuis ne tinrent les François guère de conroy ; et se partit, qui partir s’en put, du dit passage, comme déconfit. Quand messire Godemar vit le meschef, il se sauva au plus vite qu’il put ; et aussi firent maint de sa route ; et prirent les aucuns le chemin d’Abbeville, et les autres de Saint-Riquier. Là eut grand’occision et maint homme mort car ceux qui étoient à pied ne pouvoient fuir : si en y eut grand’foison de ceux d’Abbeville, de Montreuil, de Rue et de Saint-Riquier morts et pris ; et dura la chasse plus d’une grosse lieue. Encore n’étoient mie les Anglois tout outre sur le rivage, quand aucuns écuyers des seigneurs de France, qui aventurer se vouloient, espécialement de ceux de l’Empire, du roi de Behaigne[2] et de messire Jean de Hainaut, vinrent sur eux, et conquirent sur les derniers aucuns chevaux et harnois ; et en tuèrent et blessèrent plusieurs sur le rivage qui mettoient peine de passer, afin qu’ils fussent tous outre.

Les nouvelles vinrent au roi Philippe de France, qui chevauchoit fortement celle matinée, et étoit parti d’Airaines ; et lui fut dit que les Anglois avoient passé la Blanche-Tache et déconfit messire Godemar du Fay et sa route. De ces nouvelles fut le roi de France moult courroucé, car il cuidoit bien trouver les Anglois sur le rivage de Somme, et là les combattre : si s’arrêta sur les champs et demanda à ses maréchaux qu’il en étoit bon de faire. Ils répondirent : « Sire, vous ne pouvez passer, car le flun de la mer est jà tout revenu. » Adonc retourna le roi de France tout courroucé, et s’en vint ce jeudi gésir à Abbeville ; et toutes ses gens suivirent son train ; et vinrent les princes et les corps des grands seigneurs loger en la dite ville, et leurs gens ès villages d’environ, car tous n’y pussent mie avoir été logés, tant y en avoit grand’foison.

Or parlerons du roi d’Angleterre, comment il persévéra depuis qu’il eut conquis, sur messire Godemar du Fay, le passage de Blanche-Tache.


CHAPITRE CCLXXXI.


Comment le roi d’Angleterre guerdonna le varlet qui lui avoit enseigné le passage ; et puis s’en vint gâtant et ardant le pays jusques vers Crécy.


Quand le roi d’Angleterre et ses gens furent outre, et qu’ils eurent mis en chasse leurs ennemis et délivré la place, ils se trairent bellement et ordonnément ensemble, et arroutèrent leur charroy, et chevauchèrent, ainsi qu’ils avoient fait au pays de Vexin et de Vimeu, et devant jusques là ; et ne s’effrayèrent de rien, puisqu’ils se sentirent outre la rivière de Somme ; et regracia et loua Dieu le roi d’Angleterre ce jour plusieurs fois, quand si grand’grâce lui avoit faite que trouver passage bon et sûr, et conquis sur ses ennemis, et les avoit déconfits par bataille. Adonc fit là venir le roi d’Angleterre le varlet avant, qui le passage lui avoit enseigné, et le quitta de sa prison, et tous ses compagnons pour l’amour de lui, et lui fit bailler cent nobles d’or et un bon roncin. De celui ne sais-je plus avant.

Depuis chevauchèrent le roi et ses gens tout souef et tous joyeux ; et eurent ce jour en pensée de loger en une bonne grosse ville que on appelle Noielle, qui près de là étoit. Mais quand ils surent quelle étoit à la comtesse d’Aumale,

  1. L’armée anglaise força le passage de la rivière de Somme le jeudi 24 août, jour de Saint-Barthélemy.
  2. Les gens d’armes du roi de Bohême voulurent apparemment prendre leur revanche du mauvais succès qu’ils avaient eu peu de jours auparavant dans une tentative qu’ils firent contre l’armée ennemie. Lorsqu’elle fut arrêtée à Grandvilliers, ils attaquèrent l’avant-garde et eurent d’abord quelque avantage ; mais le comte de Northampton étant survenu les mit en déroute, leur tua ou fit prisonniers plusieurs hommes d’armes et poursuivit les autres jusqu’auprès d’Amiens.