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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

fait. Quand ce vint au matin, et le roi eut ouï sa messe devant soleil levant, si sonnèrent les trompettes de délogement, et se partirent toutes manières de gens, en suivant les deux bannières des maréchaux, qui chevauchoient tout devant, si comme ordonné étoit ; et chevauchèrent tant en cet état parmi le pays de Vimeu, en approchant la bonne ville d’Abbeville, qu’ils vinrent à Oise-mont, où grand’plenté de gens du pays s’étoient retraits sur la fiance d’un peu de défense qu’il y avoit ; et la cuidoient bien tenir et défendre contre les Anglois : mais ils faillirent à leur cuider ; car en venant ils furent envahis et assaillis si durement qu’ils perdirent la place ; et conquirent les Anglois la ville et tout ce que dedans avoit. Et y eut morts et pris grand’foison d’hommes de la ville et du pays d’environ. Si se logea le dit roi d’Angleterre au grand hôpital.

Adonc étoit le roi de France à Amiens, et avoit ses espies et ses coureurs qui couroient sur le pays et lui rapportoient le convenant des Anglois : si entendit le dit roi, par ses coureurs, que le roi d’Angleterre se délogeroit bien matin, si comme il fit, d’Araines, et chevaucheroit vers Abbeville ; car ses maréchaux avoient tâté tout contre mont la rivière de Somme et n’avoient nulle part point trouvé de passage. De ces nouvelles fut le roi de France moult lie, et pensa qu’il enclorroit le roi d’Angleterre entre Abbeville et la rivière de Somme, et le prendroit ou combattroit à sa volonté. Si ordonna tantôt le dit roi de France un grand baron de Normandie qui s’appeloit messire Godemar du Fay, à aller garder le passage de Blanche-Tache, qui est dessous Abbeville, par où il convenoit que les Anglois passassent, et non par ailleurs. Si se partit le dit messire Godemar du Fay du roi atout mille hommes d’armes et cinq mille de pied, parmi les Gennevois : si exploita tant qu’il vint à Saint-Riquier-en-Ponthieu, et de là au Crotoy où le dit passage siéd ; et encore emmena-t-il, ainsi qu’il chevauchoit celle part, grand’foison des gens du pays ; et manda les bourgeois d’Abbeville qu’ils vinssent là avec lui, pour aider à garder le passage. Si y vinrent moult étoffément en arroy ; et furent au dit passage au devant des Anglois douze mille hommes, que uns, que autres, dont il y avoit bien deux mille Tourniquiens.


CHAPITRE CCLXXVIII.


Comment le roi de France se partit d’Amiens et s’en alla vers Airaines, cuidant trouver le roi d’Angleterre ; et comment on enseigna au roi d’Angleterre le passage de Blanche-Tache.


Après cette ordonnance, le roi Philippe, qui fortement désiroit à trouver les Anglois et eux combattre, se partit d’Amiens à tout son effort, et chevaucha vers Airaines ; et vint là à heure de midi ou environ ; et le roi d’Angleterre s’en étoit parti à petite prime. Et encore trouvèrent les François grand’foison de pourvéances, chairs en hastes, pains et pâtés en fours, vins en tonneaux et en barils, et moult de tables mises que les Anglois avoient laissées, car ils s’étoient de là partis en grand’hâte.

Sitôt que le roi de France fut venu à Airaines, il eut conseil de se loger ; et lui dit-on : « Sire, logez-vous et attendez votre baronie : il est vrai que les Anglois ne vous peuvent échapper. » Donc se logea le roi en la ville mêmement ; et tout ainsi que les seigneurs venoient, ils se logeoient.

Or parlerons du roi d’Angleterre, qui étoit en la ville d’Oise-mont, et savoit bien que le roi de France le suivoit à tout son effort, et en grand’volonté de lui combattre. Si eût volontiers vu le roi d’Angleterre que il et ses gens eussent passé la rivière de Somme. Quand vint au soir et ses deux maréchaux furent revenus, qui avoient couru tout le pays jusques aux portes d’Abbeville, et été devant Saint-Valery, et là fait une grand’escarmouche, il mit son conseil ensemble, et fit venir plusieurs prisonniers du pays de Ponthieu et de Vimeu que ses gens avoient pris, et leur demanda le roi moult courtoisement : « Y a-t-il cy homme qui sache un passage, qui doit être dessous Abbeville, où nous et notre ost puissions passer sans péril ? S’il y a aucun qui le nous veuille enseigner, nous le quitterons de sa prison et vingt de ses compagnons, pour l’amour de lui. Là eut un varlet que on appeloit Gobin Agace, qui s’avança de parler, qui connoissoit le passage de la Blanche-Tache mieux que nul autre, et étoit né et nourri de là près, et l’avoit passé et repassé en celle année par plusieurs fois. Si dit au roi : « Sire, oil, en nom Dieu, je vous promets, et sur l’abandon de ma tête, que je vous mènerai bien à tel pas où vous passerez la rivière de Somme, et votre ost, sans