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LIVRE I. — PARTIE I.

gens assez pour les garder, et monta à cheval et s’en vint sur les rues ; et détourna ce jour à faire cruauté et plusieurs horribles faits qui eussent été faits, si il ne fût allé au devant, dont il fit aumône et gentillesse.

Avec le dit messire Thomas de Hollande avoit plusieurs gentils chevaliers d’Angleterre qui rescouirent maint meschef à faire, mainte belle bourgeoise et mainte dame de cloître à violer. Et chéy si bien adonc au roi d’Angleterre et à ses gens que la rivière qui queurt parmi la ville de Caen, qui porte grosse navire, étoit si basse et si morte qu’ils la passoient et repassoient à leur aise, sans danger du pont.

Ainsi eut et conquit le dit roi la bonne ville de Caen et en fut sire : mais trop lui coûta aussi, au voir dire, de ses gens ; car ceux qui étoient montés ès loges et ès soliers sur ces étroites rues, jetoient pierres, bancs et mortiers, et en occirent que mes-haignèrent le premier jour plus de cinq cents ; dont le roi d’Angleterre fut trop courroucé au soir quand il le sçut, et ordonna et commanda que lendemain on mît tout à l’épée, et la dite ville en feu et en flamme. Mais messire Godefroy de Harecourt alla au devant de cette ordonnance et dit : « Cher sire, veuillez refrener un petit votre courage, et vous suffise ce que vous en avez fait ; vous avez encore à faire un moult grand voyage, ainçois que vous soyez devant Calais, où vous tirez à venir ; et si a encore en cette ville grand’foison de peuple qui se défendront en leurs hôtels et maisons, si on leur court sus ; et vous pourroit trop grandement coûter de vos gens, ainçois que la ville fût exilliée, par quoi votre voyage se pourroit dérompre ; et si vous retournez sur l’emprise que vous avez à faire, il vous tourneroit à grand blâme. Si épargnez vos gens, et sachez qu’ils vous viendront très bien à point dedans un mois ; car il ne peut être que votre adversaire le roi Philippe ne doive chevaucher contre vous à tout son effort, et combattre, à quelque fin que ce soit ; et trouverez encore des détroits, des passages, des assauts et des rencontres plusieurs, par quoi les gens que vous avez, et plus encore, vous feront bien mestier ; et sans occire, nous serons bien seigneurs et maîtres de cette ville ; et nous mettront très volontiers, hommes et femmes, tout le leur en abandon. »

Le roi d’Angleterre, qui ouït et entendit messire Godefroy parler, connut assez qu’il disoit vérité et que tout ce lui pouvoit avenir qu’il lui montroit : si s’en passa atant et dit : « Messire Godefroy, vous êtes notre maréchal ; ordonnez en avant ainsi que bon vous semble, car dessus vous, tant qu’à cette fois, ne vueil je point mettre de regard. » Adonc le dit messire Godefroy de Harecourt fit chevaucher sa bannière de rue en rue, et commanda, de par le roi, que nul ne fût si hardi, sur la hart, qu’il boutât feu, occît homme, ni violât femme.

Quand ceux de Caen ouïrent ce ban, ils en furent plus assurs, et recueillirent aucuns des Anglois en leurs hôtels, sans rien forfaire ; et les aucuns ouvroient leurs coffres et leurs écrins et abandonnoient tout ce qu’ils avoient, mais qu’ils fussent assurs de leur vie. Nonobstant ce et le ban du roi et du maréchal, si y eut dedans la ville de Caen moult de vilains meurtres et pillemens, de roberie, d’arsures et de larcins faits ; car il ne peut être que en un tel ost que le roi d’Angleterre menoit, qu’il n’y ait des vilains garçons et des malfaiteurs assez et gens de petite conscience.

Ainsi furent les Anglois de la ville de Caen seigneurs trois jours ; et y conquirent et gagnèrent si fier avoir que merveilles seroit à penser. En ce séjour ils entendirent à ordonner leurs besognes, et envoyèrent par barges et par bateaux tout leur avoir et leur gain, draps, joyaux, vaisselle d’or et d’argent, et toutes autres richesses dont ils avoient grand’foison, sur la rivière jusques à Austrehem, à deux lieues loin de là, où leur grosse navire étoit ; et eurent avis et conseil, par grand’délibération, que leur navire à tout leur conquêt et leurs prisonniers ils enverroient arrière en Angleterre. Si fut ordonné le comte de Hostidonne à être conduiseur et souverain de cette navire, atout deux cents hommes d’armes et quatre cents archers. Et acheta le roi d’Angleterre le comte de Ghines, connétable de France, et le comte de Tancarville, de messire Thomas de Hollande et de ses compagnons et en paya vingt mille nobles[1] tous appareillés.

  1. Le noble, assez ordinairement appelé noble à la rose, était une monnaie d’or qu’on frappa pour la première fois en Angleterre sous le règne d’Edouard III, vers l’année 1344. L’or en était très fin et leur taille était d’environ 25 au marc.