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LIVRE I. — PARTIE I.

grand’foison de riches bourgeois ; et trouva-t-on bien en la dite ville de Saint-Lo manans huit mille ou neuf mille, que bourgeois, que gens de métier. Quand le roi d’Angleterre fut venu assez près, il se logea dehors, car il ne voult mie loger en la ville, par doute du feu. Si envoya ses gens devant, et fut la dite ville conquise à peu de fait, courue et robée partout : ni il n’est homme vivant qui pût croire ni penser le grand avoir qui là fut gagné et robé et la grand’foison de draps qu’ils y trouvèrent. Ils en eussent donné grand marché s’il les eussent à qui vendre ; et moult y eut d’avoir conquis qui point ne vint à connoissance.


CHAPITRE CCLXXI.


Comment le roi d’Angleterre se partit de Saint-Lo et s’en alla devers Caen ; comment ceux de Caen se mirent sur les champs pour le combattre.


Quand le roi d’Angleterre et ses gens eurent fait leur volonté de la ville de Saint-Lo de Cotentin, ils s’en partirent, et prirent leur chemin pour venir encore par devers plus grosse ville trois fois, qui s’appelle Caen ; et étoit pleine de très grand’richesse, de draperie, et de toutes marchandises, de riches bourgeois, de nobles dames et de moult belles églises. Et par espécial y a deux grosses abbayes grandement riches, séant l’une à l’un des bouts de la ville et l’autre à l’autre ; et est l’une de Saint-Étienne, et l’autre de la Trinité[1]. En celle des dames doit avoir six vingt dames à pleine prouvende. D’autre part, à l’un des lez de la ville siéd le châtel, qui est un des beaux et des forts de toute Normandie ; et en étoit capitaine adonc un bon chevalier preux et hardi de Normandie, qui s’appeloit messire Robert de Warigny, et avoit dedans le châtel en garnison avec lui trois cents Gennevois. Au corps de la ville étoient le comte d’Eu et de Ghines, pour lors connétable de France, et le comte de Tancarville, et grand’foison de bonnes gens d’armes. Si chevaucha le roi d’Angleterre celle part tout sagement, et remit ses batailles ensemble, et se logea celle nuit sur les champs, à deux petites lieues près. Et toujours le suivoit et costioit sa navie, et vint jusques à deux lieues près de Caen, en une ville et sur un hâvre que on appelle Austrehan[2], jusques là et sur la rivière de Orne, qui queurt parmi Caen. Là fit venir le comte de Hostidonne, qui en étoit conduiseur et patron. Le connétable de France et les autres seigneurs, qui là étoient assemblés, quittèrent moult suffisamment la ville de Caen celle nuit, et ne firent mie trop grand compte des Anglois. Lendemain au matin, lesdits seigneurs, barons et chevaliers qui là étoient, s’armèrent et firent armer leurs gens et tous les bourgeois de la ville, et puis se trairent à conseil ensemble, pour savoir comment ils se maintenroient. Si fut adonc l’intention et l’ordonnance du connétable de France et du comte de Tancarville que nul ne vidât la ville, mais gardassent les portes, le pont et la rivière, et laissassent les premiers faubourgs aux Anglois, pour ce qu’ils n’étoient point fermés ; car encore seroient-ils bien ensonniés de garder le corps de la ville qui n’étoit fermée fors que de la rivière. Ceux de la ville répondirent qu’ils ne feroient mie ainsi, et qu’ils se trairoient sur les champs et attendroient là la puissance du roi d’Angleterre, car ils étoient gens et forts assez pour les combattre. Quand le connétable ouït leur bonne volonté, si répondit : « Ce soit au nom Dieu, et vous ne combattrez point sans moi et sans mes gens. » Adonc se trairent au dehors de la ville sur les champs[3], et se mirent à ce commencement en assez bonne ordonnance, et firent grand semblant d’eux bien défendre et de mettre leurs vies en aventure.


CHAPITRE CCLXXII.


Comment ceux de Caen s’enfuirent sans coup férir ; et comment le connétable et le comte de Tancarville y furent pris, et bien vingt cinq chevaliers ; et fut la ville de Caen conquise.


Ce jour se levèrent les Anglois moult matin et se appareillèrent pour aller celle part. Si ouït le roi messe devant soleil levant, et puis monta à cheval, et le prince son fils, et messire Godefroy de Harecourt qui étoit maréchal et gouverneur de l’ost et par quel conseil le roi avoit ouvré et ouvroit en partie. Si se trairent tout bellement celle part, leurs batailles rangées,

  1. Ces abbayes étaient l’une d’hommes, l’autre de femmes, toutes les deux de l’ordre de saint Benoît.
  2. Estreham, à l’embouchure de la rivière d’Orne.
  3. Northburgh dit au contraire dans sa lettre que tous les bourgeois s’étaient retirés dans la partie de leur ville qui est de l’autre côté de la rivière.