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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

en l’eau pardessous le pont, et jetèrent grands et gros crocs et havets au dit pont-levis, et puis tirèrent si fort qu’ils rompirent les chaînes qui le pont tenoient, et le avalèrent jus par force. Qui adonc vit gens lancer sur ce pont, et trébucher l’un sur l’autre, dix ou douze en un mont, et vit ceux de la porte jeter pierres, grands pots pleins de chaux et grands merreins, bien put voir grand’merveille, et gens mes-haigner et mourir et trébucher en l’eau. Toutefois fut le pont conquis par force ; mais il leur coûta grandement de leurs gens, plus qu’il ne valut. Quand le pont fut gagné, ceux de l’ost eurent plus à faire que devant, car ils ne pouvoient aviser voie comment ils pussent gagner la porte. Si se retrairent à leurs logis ; car jà étoit tard, et avoient mestier de reposer. Quand ils furent retraits, ceux du châtel issirent hors, et refirent le pont plus fort que devant.


CHAPITRE CCLXII.


Comment le duc de Normandie fit faire quatre grands kas sur quatre grands nefs pour assaillir Aiguillon ; et comment ils furent débrisés de ceux du châtel et un effondré.


Lendemain vinrent deux maîtres engigneurs au duc de Normandie et aux seigneurs de son conseil, et dirent que, si on les vouloit croire et livrer bois et ouvriers à foison, ils feroient quatre grands kas[1] forts et hauts sur quatre grands forts nefs et que on mèneroit jusques aux murs du châtel, et seroient si hauts qu’ils surmonteroient les murs du château. À ces paroles entendit le duc volontiers, et commanda que ces quatre kas fussent faits, quoi qu’ils dussent coûter, et que on mît en œuvre tous les charpentiers du pays, et que on leur payât largement leur journée, parquoi ils ouvrissent plus volontiers et plus appertement. Ces quatre kas furent faits à la devise et ordonnance des deux maîtres, en quatre fortes nefs ; mais on y mit longuement, et coûta grands deniers. Quand ils furent parfaits, et les gens dedans entrés qui à ceux du châtel devoient combattre, et ils eurent passé la moitié de la rivière, ceux du chàtel firent descliquer quatre martinets[2] qu’ils avoient nouvellement fait faire, pour remédier contre les quatre kas dessusdits. Ces quatre martinets jetèrent si grosses pierres et si souvent sur ces kas, qu’ils furent bientôt débrisés, et si froissés que les gens d’armes et ceux qui les conduisoient ne se purent dedans garantir. Si les convint retraire arrière, ainçois qu’ils fussent outre la rivière ; et en fut l’un effondré au fond de l’eau, et la plus grand’partie de ceux qui dedans étoient noyés ; dont ce fut pitié et dommage : car il y avoit de bons chevaliers et écuyers, qui grand désir avoient de leurs corps avancer, pour honneur acquerre.


CHAPITRE CCLXIII.


Comment le comte de Ghines et le comte de Tancarville se partirent du siége d’Aiguillon et vinrent à Paris dire au roi la manière du siége d’Aiguillon.


Quand le duc de Normandie et les seigneurs de France virent le grand meschef, et que par ce ils ne pouvoient venir à leur entente, ils furent moult courroucés, et firent les autres trois nefs et les kas cesser et retraire, et issir hors tous ceux qui dedans étoient. Si ne pouvoient les seigneurs plus aviser voie, manière, ni engin comment ils pussent le fort châtel d’Aiguillon conquerre ; et si n’y avoit prince, ni baron, tant fût grand, ni prochain de lignage du duc de Normandie, qui osât parler du déloger, ni traire autre part ; car le dit duc en avoit parlé moult avant qu’il ne s’en partiroit, si auroit le châtel à sa volonté et ceux qui dedans étoient, si le roi son père ne le remandoit. Si avisèrent les seigneurs que le comte de Ghines, connétable de France, et le comte de Tancarville se départiroient du siége et s’en retourneroient en France, pour montrer et conter au roi l’ordonnance de l’état du siége d’Aiguillon. Si se partirent de l’ost ces deux comtes dessus dits, assez par le congé du duc, et chevauchèrent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Paris, où ils trouvèrent le roi Philippe. Si lui recordèrent la manière et l’état du siége d’Aiguillon, et comment le duc son fils l’avoit fait assaillir par plusieurs assauts, et rien n’y conquéroit. Le roi en fut tout émerveillé, et ne remanda point adonc le duc son fils ; mais vouloit bien qu’il se tînt encore devant Aiguillon, jusques à tant qu’il les eût contraints et conquis par famine, puisque par assaut ne les pouvoit avoir.

  1. Espèce de machine dans laquelle les assiégeans approchaient des murs à couvert.
  2. Machines à lancer de grosses pierres.