Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/271

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1345]
203
LIVRE I. — PARTIE I.

surs quand ils se virent assiégés du comte Derby, et n’eurent mie conseil d’eux tenir trop longuement ; car ils ne véoient nul secours apparent de nul côté.

Si se composèrent, parmi tant qu’ils envoyèrent à Bordeaux vingt quatre des plus riches de leur cité en otage, sur certain traité qu’ils demeureroient en souffrance de paix un mois ; et si dedans ce mois le roi de France envoyoit au pays homme si fort qui pût tenir les champs contre le comte Derby, ils r’auroient leurs otages, et seroient quittes et absous de leur traité ; et si ce n’avoient, ils se mettroient en l’obéissance du roi d’Angleterre. Ainsi demeura la cité d’Angoulême en paix, et passa le comte Derby outre, et vint devant Blayes, et l’assiégea de tous points. Dedans étoient gardiens et capitaines deux chevaliers de Poitou, dont on appeloit l’un messire Guichard d’Angle, jeune chevalier pour le temps de lors et appert durement, et l’autre messire Guillaume de Rochechouart. Cils se tinrent franchement et richement, et dirent qu’ils ne se rendroient à homme. Entrementes que on séoit devant Blayes, chevauchèrent les Anglois devant Mortaingne en Poitou, dont messire Boucicaut étoit capitaine pour le temps de lors ; et y eut là un très grand assaut. Mais ils n’y firent rien : ainçois y laissèrent-ils foison des leurs morts et blessés. Si s’en retournèrent et furent devant Mirabel et devant Ausnay, et puis revinrent au siége de Blayes, où presque tous les jours il y avoit aucune appertise d’armes.


CHAPITRE CCXLV.


Comment ceux d’Angoulême se rendirent au comte Derby qui était devant Blayes où rien ne conquit, et s’en alla hiverner à Bordeaux.


Le siége pendant devant Blayes, le terme du mois vint, que ceux d’Angoulême se devoient rendre s’ils n’étoient secourus. Si y envoya le comte Derby ses deux maréchaux, le seigneur de Mauny et le baron de Stanford, pour remontrer les ordonnances où ils étoient obligés. Ceux d’Angoulême ne sçurent ni ne voulurent rien opposer à l’encontre : si vinrent et descendirent en l’obéissance du roi d’Angleterre, et jurèrent féauté et hommage aux dessus dits maréchaux du comte, qui représentoit le corps du roi, par vertu de la procuration qu’il avoit ; et ainsi eurent eux paix et revinrent leurs otages. Si envoya le dit comte, à leur requête, un capitaine sage homme et vaillant écuyer durement, qui s’appeloit Jean de Norvich. Et toujours se tenoit le siége devant Blayes ; et tant s’y tint que les Anglois en étoient tous hodés et lassés ; car l’hiver approchoit durement, et si ne conquéroient rien sur ceux de Blayes. Si eurent conseil, tout considéré, l’un par l’autre, qu’ils se retraieroient en la cité de Bordeaux et se tiendroient là jusques au printemps, qu’ils regarderoient où ils pourroient chevaucher et employer leur saison. Si se délogèrent toutes manières de gens et passèrent la rivière de Gironde, et firent passer tous leurs harnois, et vinrent à Bordeaux, où ils furent reçus à grand’joie et moult honorés des bourgeois et bourgeoises de la ville. Assez tôt après la revenue du comte Derby à Bordeaux, il départit toutes ses gens et envoya chacun en sa garnison, pour mieux entendre aux besognes dessus les frontières, et être aussi plus au large.

Or parlerons-nous un petit d’aucunes avenues qui avinrent ès mettes de Picardie et ailleurs en ce temps, et puis retournerons à une grosse chevauchée que le duc de Normandie Jean, ains-né fils du roi de France, fit en cette saison en Languedoc, et recouvra sur les Anglois plusieurs villes, cités et châteaux qu’ils avoient pris en celle même année et la saison de devant.


CHAPITRE CCXLVI.


Comment messire Godefroy de Harcourt chéy en l’indignation du roi Philippe ; et comment il fut banni du royaume de France.


En ce temps et en celle même saison eschéy en l’indignation et haine grandement du roi de France un des grands barons de Normandie, messire Godefroy de Harecourt, frère au comte de Harecourt pour le temps de lors, et sire de Saint-Sauveur-le-Vicomte et de plusieurs villes de Normandie ; et tout par accuse et par envie, car un peu paravant il étoit si bien du roi et du duc qu’il vouloit. Si fut banni publiquement de tout le royaume de France[1] ; et vous dis que si

  1. Suivant les Chroniques de France, chap. 32, Godefroy de Harcourt fut banni du royaume au mois d’août 1344 ; ce qui s’accorde très bien avec la suite du récit de Jean Froissart, où il est dit qu’il demeura long-temps en