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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

la ville de Mauron[1]. Et quand il fut là venu, il fit traire ses gens avant et ses archers, et puis assaillir fortement et durement ; mais ils ne l’eurent mie par leur assaut. Si se logèrent là cette nuit, et la gagnèrent lendemain, par l’engin et le sens d’un chevalier de Gascogne, qui là étoit, que on appeloit messire Alexandre de Chaumont. Je vous dirai comment. Il dit au comte Derby : « Sire, faites semblant de déloger et de vous traire autre part, et laissez un petit de vos gens devant la ville : ceux de laiens istront tantôt hors ; de tant les connois-je bien ; et vos gens qui demeureront se feront chasser ; et nous serons en embûche dessous ces oliviers. Sitôt qu’ils vous auront passés, l’une partie retournera sur eux, et l’autre chevauchera vers la ville. Ainsi les aurons-nous, et la ville aussi ; de ce me fais-je fort. » À l’ordonnance du chevalier s’accorda le comte Derby, et fit demeurer le comte de Kenfort derrière, à cent hommes d’armes tant seulement, et l’avisa de ce qu’il devoit faire ; et puis se partit, et fit tout trousser et charger, chars et sommiers, et fit signe qu’il vouloit aller autre part, et éloigna la ville environ demie lieue. Si mit une grosse embûche en un val entre oliviers et vignes, et chevaucha outre. Ceux de Mauron qui virent le comte Derby parti et une poignée de gens d’armes demeurés derrière, dirent entr’eux : « Or tôt ! issons hors de notre ville, et allons combattre ce tantet d’Anglois qui sont demeurés ; tantôt les aurons déconfits et mis à merci : si sera honneur et profit pour nous très grandement. » Tous s’accordèrent à cette opinion et s’armèrent vîtement et issirent dehors ; et pouvoient bien être quatre cent. Quand le comte de Kenfort et ceux qui de-lez lui étoient les virent issir, ils firent semblant de fuir et commencèrent à reculer ; et les François, après qui se hâtoient durement d’eux enchasser ; et tant les poursuirent qu’ils passèrent outre l’embûche, qui saillit vîtement hors. Si écrièrent clairement les Anglois : « Mauny ! Mauny ! » Car messire Gautier étoit leur chef ; et s’en férit une partie en ces François, et l’autre partie brocha devers la ville. Si y vinrent si à point qu’ils trouvèrent les barrières et les portes toutes ouvertes et en petite garde ; car il n’y avoit pas plus de dix hommes, qui encore cuidèrent que ce fût de leurs gens. Ainsi se saisirent les premiers venans de la porte et du pont, et furent tantôt seigneurs de la ville ; car ceux qui étoient enclos devant et derrière furent tellement envahis et assaillis qu’oncques pied n’en échappa qu’ils ne fussent ou morts ou pris. Ainsi eut le comte Derby la bonne ville de Mauron ; et se rendirent les demeurans, hommes et femmes, à lui ; et tout reçut à merci, et respita par gentillesse la ville d’ardoir et de piller, et la donna, et toute la seigneurie, à messire Alexandre de Chaumont, par quel avis elle avoit été gagnée. Si y établit le dit chevalier un sien frère écuyer à capitaine, qu’on appeloit Antoine de Chaumont ; et pour mieux garder la ville, le comte Derby lui laissa cent archers et soixante bidaux atout pavais. Et puis passa outre et vint à Ville-Franche en Agénois, qui fut prise par assaut et le châtel aussi ; et y laissa à capitaine et gouverneur un chevalier anglois qu’on appeloit messire Thomas Kok. Ainsi chevauchoit le comte Derby le pays d’un lez et d’autre ; ni nul ne lui alloit au devant, et conquéroit villes, cités et châteaux ; et gagnoient ses gens si grand avoir partout que merveille seroit à penser.


CHAPITRE CCXLIV.


Comment le comte Derby prit plusieurs châteaux ; et puis assiégea la cité d’Angoulême ; et se composèrent ceux de la cité à eux rendre dedans un mois s’ils n’avoient secours.


Quand le comte Derby eut à sa volonté Ville-Franche, il chevaucha vers Miremont en approchant Bordeaux ; car oncques ses coureurs pour cette fois ne passèrent point outre le port Sainte-Marie[2]. Si fut trois jours devant Miremont. Au quatrième il se rendit ; et le donna le comte Derby à un sien écuyer qui s’appeloit Jean de Bristo. En après ses gens prirent une petite ville fermée, sur la Garonne, qu’on appelle Thonneins, et après le fort château de Damassen[3] : si le garnit et rafraîchit bien de gens d’armes et d’archers, et puis chevaucha outre devers la cité d’Angoulême. Quand il fut venu devant, il l’assiégea de tous points et dit qu’il ne s’en partiroit, si l’auroit à sa volonté. Ceux de la cité d’Angoulême ne furent mie bien as-

  1. Vraisemblablement Castel-Moron, bourg de l’Agénois, peu éloigné de Montpezat, de l’autre côté du Lot.
  2. Petite ville d’Agénois, sur la rive de la Garonne.
  3. Damasan, petite ville du Bazadois sur les confins de l’Agénois.