Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1345]
199
LIVRE I. — PARTIE I.

traire toutes ses gens, et environner le châtel, et dresser devant tous ses engins, qui nuit et jour jetoient contre les murs dudit châtel. Mais trop petit l’empiroient, car ils étoient hauts malement et de pierre dure, et ouvrés jadis de mains de Sarrasins, qui faisoient les soudures si fortes et les ouvrages si étranges que ce n’est point de comparaison à ceux de maintenant.

Quand le comte Derby et messire Gautier de Mauny virent qu’ils perdoient leur temps par ces engins, si les firent cesser, et s’avisèrent qu’ils ouvreroient d’un autre métier. Ils avoient des mineurs ; car oncques ne furent sans eux tant qu’ils guerriassent ; et leur demandèrent si on pourroit miner le châtel de la Réole. Ils répondirent qu’ils y essaieroient volontiers. Lors avisèrent leur mine et commencèrent à ouvrer et à miner fort et roide, et aller par dessous les fossés : si ne fut mie sitôt fait.

Entrementes que on séoit là et que ces mineurs minoient, messire Gautier de Mauny s’avisa de son père, qui jadis avoit été occis au voyage de Saint-Jacques ; et avoit ouï recorder de son enfance qu’il devoit être enseveli en la Réole ou là environ. Si fit à savoir parmi la ville de la Réole, que s’il étoit nul qui sçût de vérité à dire où il fut mis, et on l’y menât, il donneroit à celui cent écus. Ces nouvelles s’épandirent partout. Adonc se traist avant un ancien homme durement, qui en cuidoit savoir aucune chose ; et vint à messire Gautier de Mauny, et lui dit : « Certes, sire, je vous cuide bien mener au lieu, ou assez près, où votre seigneur de père fut jadis enseveli. » De ces nouvelles fut messire Gautier joyeux ; et dit, si ces paroles étoient trouvées vraies, qu’il lui tiendroit son convent et encore outre. Or vous recorderai la matière du père au sire de Mauny, et puis retournerai au fait.


CHAPITRE CCXL.


Comment le père messire Gautier de Mauny fut jadis occis mauvaisement devant la ville de la Réole en revenant de Saint-Jacques.


Il y eut jadis un évêque à Cambray qui fut Gascon, de ceux de Buch et de Mirepoix[1], qui furent grand lignage et fort pour le temps de lors en Gascogne. Or avint que, du temps de celui évêque, un très grand tournoi se fit dehors Cambray, et y eut bien à ce tournoi cinq cents chevaliers tournoyans. Et là eut le dit évêque un sien neveu, jeune chevalier tournoyant, richement armé et monté : cil s’adressa à messire le Borgne de Mauny, père au dit messire Gautier, et à ses frères qui étoient durs chevaliers, roides et forts et bien toumoyans. Si fut tellement le jeune chevalier gascon manié et battu qu’oncques depuis ce tournois n’eut santé, et mourut. De sa mort fut encoulpé le sire de Mauny, et demeura en la haine et mautalent du dit évêque de Cambray et de son lignage. Environ deux ans après, ou trois, bonnes gens s’ensoignèrent, et en fut la paix faite, et en dut aller le sire de Mauny, ainsi qu’il fit, à Saint-Jacques en Galice. En ce temps qu’il fut en ce voyage, séoit devant la ville de la Réole messire Charles comte de Valois, frère du beau roi Philippe, et avoit sis un grand temps[2] ; car elle se tenoit angloise avec plusieurs autres villes et cités qui étoient au roi d’Angleterre, père à celui qui assiégea Tournay. Si que le dit sire de Mauny, à son retour d’Espaigne, vint voir le dit comte de Valois ; car le comte Guillaume de Hainaut avoit à femme sa fille ; et lui montra ses lettres, comment il étoit au dit comte, car le comte de Valois étoit là comme roi de France. Avint que ce soir le sire de Mauny s’en revenoit en son hôtel : si fut espié et attendu du lignage de celui pour qui il avoit fait le voyage ; et droit au dehors des logis du comte de Valois, il fut pris, occis et murdri ; et ne put-on oncques savoir de vérité qui occis l’avoit, fors tant que les dessus dits en furent arrêtés[3]. Mais ils étoient adonc là si forts qu’ils

  1. Pierre de Levis de Mirepoix posséda l’évéché de Cambray depuis 1310 jusqu’en 1324, qu’il fut fait évêque de Bayeux. Son frère Jean de Levis, maréchal de la Foi, épousa Constance de Foix, fille de Roger Bernard comte de Foix, de laquelle il eut plusieurs enfans, entre autres celui dont il va être question, qui fut tué par le père de Gautier de Mauny. On voit par-là que ce jeune homme étoit de ceux de Buch, c’est-à-dire de la maison de Foix par sa mère : Froissart a vraisemblablement confondu la parenté de l’oncle avec celle du neveu.
  2. Tous les chroniqueurs contemporains placent le siége de la Réole par Charles de Valois sous l’année 1324.
  3. En rapprochant ce passage de celui de l’Histoire de Languedoc où il s’agit du même fait, l’un est éclairci par l’autre. On lit dans cette histoire que Jean de Levis, maréchal de Mirepoix, servant au siége de la Réole sous le comte de Valois, prit querelle avec un chevalier dont on ne dit pas le nom, le tua, ainsi que plusieurs personnes de sa suite ; que le roi ordonna qu’on mit en prison le sire