Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/266

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
198
[1345]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

dre du feu et du trait ; et avoit en chacun étage cent archers. Si amenèrent les Anglois à force d’hommes ces deux beffrois jusques aux murs ; car entrementes que on les avoit ouvrés, ils avoient fait emplir les fossés si avant que pour conduire tout aise leurs beffrois. Si commencèrent ceux qui étoient en ces étages à traire durement et fortement à ceux qui se tenoient aux défenses ; et traioient si roide et si ouniement, que à peine s’osoit nul montrer, s’il n’étoit trop fort armé et bien pavaisé contre le trait. Entre ces deux beffrois qui étoient arrêtés devant les murs, avoit deux cents compagnons atout hoyaux et grands pics de fer et autres instrumens, pour effondrer le mur ; et jà en avoient assez de pierres ôtées et rompues, car nul n’osoit approcher pour défendre ; car les archers qui étoient haut ès étages r’apparoient dessus tous les murs, et traioient trop roidement et ouniement. Par cet état et assaut et par force eut été la ville de la Réole prise et conquise sans nul remède, quand tous les bourgeois de la ville, qui tous effrayés étoient, s’en vinrent à l’une des portes et demandèrent le seigneur de Mauny, ou aucun grand seigneur de l’ost à qui ils pussent parler. Ces nouvelles vinrent au comte Derby : si y envoya le sire de Mauny et le baron de Stanford, pour savoir qu’ils vouloient dire ni mettre avant. Si trouvèrent que les hommes de la ville se vouloient rendre, saufs leurs corps et leurs biens. Les chevaliers, qui là avoient été envoyés, répondirent que rien n’en accepteroient, sans le sçu du comte Derby : « Si irons parler à lui, et tantôt retournerons devers vous ; si vous dirons son intention. »


CHAPITRE CCXXXVIII.


Comment le capitaine de la Réole et ses compagnons se mirent au châtel pour le tenir ; et comment ceux de la ville se rendirent au comte Derby.


Quand messire Aghos des Baux sentit que ceux de la Réole se vouloient rendre, il ne voulut oncques être à leur traité : mais se partit d’eux et se bouta dedans le châtel de la Réole, atout ce qu’il avoit de compagnons ; et y fit mettre et mener, tandis que ces traités se faisoient, grand’quantité de vins et de pourvéances de la ville ; et puis s’enclorrent dedans, et dirent qu’ils ne se rendroient mie ainsi. Or vinrent les dessus dits chevaliers au comte Derby, et lui contèrent comment les bourgeois de la Réole se vouloient rendre, saufs leurs corps et leurs biens. Le comte demanda si le capitaine de laiens avoit été à ce traité. Ils répondirent que nenni, fors tant seulement que les hommes de la ville. « Or allez voir, dit le comte aux chevaliers, pourquoi il n’y est, et comment il se veut maintenir. » Ils dirent : « Sire, volontiers. » Lors retournèrent arrière jusques aux barrières, et demandèrent à ceux de la ville : « Votre capitaine où est-il ? Ne veut-il point être de ce traité ! » Ils répondirent : « Nous ne parlons que de nous-mêmes ; il fasse à sa volonté : il s’est jà bouté au châtel, et montre qu’il le voudra tenir, quoique nous devenons Anglois. »

Adonc retournèrent les chevaliers devers le comte Derby, et lui relatèrent la besogne ainsi qu’elle alloit. Quand le comte ouït ce, si n’en fut mie moins pensif ; et quand il eut pensé une pièce, si dit : « Allez, allez, prenez-les à merci ; par la ville prendrons-nous le châtel. » Lors se départirent les dessus dits du dit comte, et vinrent de rechef à ceux de la Réole, et les reçurent à merci, parmi ce qu’ils vinrent sur les champs apporter les clefs de la ville au comte Derby, et lui présentèrent en disant : « Cher sire et honoré, de ce jour en avant nous reconnoissons à être vos féaux subgets, et nous mettons du tout en l’obéissance du roi d’Angleterre. » Ainsi devinrent hommes ceux de la Réole en ce temps par conquêt au roi d’Angleterre. Avec tout ce le comte Derby leur fit jurer sur la tête qu’ils ne conforteroient en rien ceux du châtel de la Réole, mais leur seroient ennemis, et les grèveroient de tout leur pouvoir. Ils le jurèrent solennellement : par ainsi vinrent-ils à paix, et fit défendre le comte sur la hart, que nul ne fît mal à ceux de la Réole.


CHAPITRE CCXXXIX.


Comment le comte Derby commanda à miner le châtel de la Réole ; et comment messire Gautier de Mauny s’avisa que son père avait été jadis occis environ la Réole.


Ainsi eut le comte Derby la ville de la Réole : mais le châtel se tenoit encore, qui bien étoit pourvu et garni de bonnes gens, de bon capitaine et sûr, et de grand’artillerie. Si se traist ledit comte dedans la ville de la Réole, et y fit