Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/262

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
194
[1345]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CCXXXI.


Comment le comte de Pennebruich vint à Auberoche après la déconfiture, moult courroucé de ce qu’il n’y avoit été ; et comment les Anglois s’en retournèrent à Bordeaux.


Après la déconfiture, qui là fut si grande et si grosse pour les Gascons, et si dommageable, car ils étoient là venus en grand arroy et en bonne ordonnance, mais petite ordonnance les fit perdre ainsi qu’il apparut, les Anglois qui étoient maîtres du champ entendirent à leurs prisonniers ; et comme gens qui leur ont été toudis courtois, leur firent bonne compagnie, et en reçurent assez sur leur foi à revenir à un certain jour à Bordeaux ou à Bergerac ; et se retrairent dedans Auberoche. Et là donna à souper le comte Derby à la plus grand’partie des comtes et vicomtes qui prisonniers étoient, et aussi aux chevaliers de sa compagnie. Si devez croire et savoir qu’ils furent celle nuit en grand revel ; et rendirent grands grâces à Dieu de la belle journée qu’ils avoient eue, quand une poignée de gens qu’ils étoient, environ mille combattans, uns et autres, parmi les archers, en avoient déconfit plus de dix mille, et rescous la ville et le châtel d’Auberoche, et les chevaliers qui dedans étoient moult estraints, et qui dedans deux jours eussent été pris et en la volonté de leurs ennemis. Quand vint le matin un peu après soleil levant, le comte de Pennebruich vint, à bien trois cents lances et trois cents archers, qui jà étoit informé de l’avenue de la bataille ; car on lui avoit raconté sur son chemin. Si étoit durement courroucé de ce qu’il n’y avoit été ; et en parla par mautalent au comte Derby, et dit : « Certes, cousin, il me semble que vous ne m’avez fait maintenant point d’honneur ni de courtoisie, quand vous avez vos ennemis combattus sans moi, qui m’aviez mandé si acertes ; et bien pouviez savoir que je ne me fusse jamais souffert que je ne fusse venu. » Dont répondit le comte Derby, et dit tout en riant : « Par ma foi, cousin, nous désirions bien votre venue, et nous sursîmes toujours en vous attendant du matin jusques aux vespres ; et quand nous vîmes que vous ne veniez point, nous en fûmes tous merveillés. Si n’osâmes plus attendre que nos ennemis ne sçussent notre venue ; car s’ils l’eussent sçue, ils eussent eu l’avantage sur nous ; et, Dieu merci ! nous l’avons eu sur eux : si les nous aiderez à garder et à conduire à Bordeaux. » Adonc se prirent par les mains, et entrèrent en une chambre et issirent de ce propos. Tantôt fut heure de dîner ; si se mirent à table et mangèrent et burent tout aise, à grand loisir, des pourvéances des François qu’ils avoient amenées devant le châtel d’Auberoche ; dont ils étoient bien remplis. Tout ce jour et la nuit en suivant se tinrent eux à Auberoche ; et lendemain au matin ils furent tous armés et tous montés. Si se partirent d’Auberoche, et y laissèrent à capitaine et gardien un chevalier gascon, qui toujours avoit été de leur partie, qui s’appeloit messire Alexandre de Caumont ; et chevauchèrent devers Bordeaux et emmenèrent la greigneur partie de leurs prisonniers.

Tant chevauchèrent les dessus dits Anglois et leur route, qu’ils vinrent en la cité de Bordeaux où ils furent reçus à grand’joie. Et ne savoient les Bordelois comment bien fêter le comte Derby et messire Gautier de Mauny ; car la renommée couroit que par leur emprise avoient été devant Auberoche les Gascons déconfits, et pris le comte de Lille, et plus de deux cents chevaliers. Si leur faisoient grand’joie et haute honneur. Ainsi passèrent eux cel hyver qu’il n’y eut nulle besogne ès marches de là, qui à recorder fasse. Si oyoit souvent le roi d’Angleterre bonnes nouvelles du comte Derby son cousin, qui se tenoit à Bordeaux sur Gironde, et là environ. Si en étoit tout lie, et à bonne cause, car le comte Derby faisoit tant qu’il étoit aimé de tous ses amis, et ressoingné de tous ses ennemis.

    autres historiens la placent unanimement au mois d’octobre. G. Villani dit qu’elle se donna le 21 de ce mois ; mais l’auteur d’une chronique manuscrite déjà citée qu’on trouve à la tête des coutumes de Bordeaux, Bergerac, etc. (Manuscrit de Colbert, no 1481, à la Bibl. du Roi.), la fixe au 23, fête de saint Séverin, évêque de Bordeaux. Le témoignage de cet auteur, comme plus voisin des lieux dont il s’agit, paraît mériter la préférence. Ptolémée de Lucques, auteur d’une des vies du pape Clément VI, la recule au mois d’octobre de l’année 1346 ; mais cet historien suivait vraisemblablement le calcul pisan, qui devance d’une année l’ère commune.