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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

retourné de son voyage. » Adonc, répondit messire Franque de Halle, qui ne s’en put abstenir, et dit : « Par foi, seigneurs, si céans nous sommes enclos, nous en istrons bien quand Dieu voudra et le comte Derby ; et plût à Dieu qu’il sçût en quel état nous sommes. S’il le savoit, il n’y auroit si avisé des vôtres qui ne ressoignât à tenir les champs ; et si vous lui voulez signifier, l’un de nous se mettra en votre prison pour rançonner, ainsi que on rançonne un gentilhomme. » Dont répondirent les François : « Nennil, nennil, ce ne se portera mie ainsi ; le comte Derby le saura tout à temps, quand par nos engins nous aurons abattu rez à rez de terre ce châtel, et que vous, pour vos vies sauver, vous vous serez rendus simplement. » — « Certainement, répondit messire Franque, ce ne sera jà que nous nous rendons ainsi, pour être tous morts céans. » Dont passèrent les chevaliers françois outre, et revinrent à leurs logis ; et les trois chevaliers anglois demeurèrent à Auberoche tous ébahis, à voir dire ; car ces pierres d’engins leur donnoient si grands horions, que ce sembloit foudre qui descendît du ciel, quand elles frappoient contre les murs du château.


CHAPITRE CCXXIX.


Comment le comte Derby sçut la nécessité de ceux d’Auberoche, et comment il fit son mandement pour les aller secourir et lever le siége du comte de Lille et des barons gascons qui devant étoient.


Toutes les paroles et les devises et le convenant du messager, comment il avoit été pris devant Auberoche, et l’état de la lettre, et la nécessité de ceux de dedans furent sçues et rapportées à Bordeaux au comte Derby et à messire Gautier de Mauny, par une leur espie qu’ils avoient envoyée en l’ost, et qui leur dit bien : « Certes, mes seigneurs, à ce que j’ai pu entendre, si vos chevaliers ne sont confortés dedans trois jours, ils seront ou morts ou pris ; et volontiers se rendroient, si on les vouloit prendre à mercy ; mais il me semble que nenni. » De ces nouvelles ne furent mie le comte Derby et messire Gautier de Mauny bien joyeux, et dirent entr’eux : « Ce seroit lâcheté et vilenie si nous laissons perdre trois si bons chevaliers que cils sont, qui si franchement se sont tenus dedans Auberoche. Nous irons cette part et nous émouverons tout premièrement, et manderons au comte de Pennebruich, qui se tient en Bergerac, qu’il soit à nous à celle heure, et aussi à messire Richard de Staffort et à messire Étienne de Tornby, qui se tiennent à Libourne. Adonc le comte Derby se hâta et envoya tantôt ses messages et ses lettres devers le comte de Pennebruich ; et se partit de Bordeaux à ce qu’il avoit de gens, et chevaucha tout couvertement devers Auberoche : bien avoit qui le menoit et qui connoissoit le pays. Si vint le comte Derby à Libourne, et là séjourna un jour, attendant le comte de Pennebruich, et point ne venoit. Quand il vit qu’il ne venoit point, il fut tout courroucé, et se mit à voie, pour le grand désir qu’il avoit de conforter ces chevaliers qui en Auberoche se tenoient ; car bien savoit qu’ils en avoient grand mestier. Si issirent de Libourne le comte Derby, le comte de Kenfort, messire Gautier de Mauny, messire Richard de Stanfort, messire Hue de Hastingues, messire Étienne de Tornby, le sire de Ferriers, et les autres compagnons, et chevauchèrent une nuit toute nuit, et vinrent lendemain à deux petites lieues d’Auberoche. Si se boutèrent en un bois, et descendirent de leurs chevauxi et les lièrent aux arbres et aux feuilles, et les laissèrent pâturer l’herbe, toujours attendans le comte de Pennebruich, et furent là toute la matinée jusques à nonne. Si s’émerveillèrent durement de ce qu’ils n’oyoient nulles nouvelles du comte. Quand vint sur la remontée, et ils virent que point ne venoit le dit comte, si dirent entre eux : « Que ferons nous ? Irons-nous assaillir nos ennemis, ou retournerons-nous ? » Là furent en grand’imagination quelle chose ils feroient, car ils ne se véoient mie gens pour combattre un tel ost qu’il avoit devant Auberoche, car ils n’étoient mie plus de trois cents lances et six cents archers ; et les François pouvoient être entre dix mille et onze mille hommes. Envis aussi le laissoient, car bien savoient que, si ils partoient sans lever le siége, ils perdroient le châtel d’Auberoche, et les chevaliers leurs compagnons qui dedans étoient. Finablement, tout considéré, et pesé le bien contre le mal, ils s’accordèrent à ce que, au nom de Dieu et de Saint-George, ils iroient combattre leurs ennemis. Or avisèrent eux comment ; et l’avis où le plus ils s’arrêtèrent leur vint de messire Gautier de Mauny, qui dit ainsi : « Seigneurs, nous monterons tous à cheval, et costierons tout à la couverte ce bois où nous