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LIVRE I. — PARTIE I.

blèrent leurs gens et leurs hommes, et furent tous appareillés au jour qui assigné y fut, et vinrent devant Auberoche, tellement que les chevaliers qui le gardoient ne s’en donnèrent de garde, tant qu’ils se virent assiégés de tous côtés. Ainsi que gens de bon convenant et de grand arroy, ils ne furent de rien ébahis, mais entendirent à leurs gardes et défenses. Le comte de Lille et les autres barons qui là étoient venus moult puissamment, se logèrent tout environ, tellement que nul ne pouvoit entrer en la garnison qu’il ne fût aperçu ; et envoyèrent quérir quatre grands engins à Toulouse, et les firent acharier et dresser devant la forteresse. Et n’assailloient les François d’autre chose, fors de ces engins, qui nuit et jour jetoient pierres de faix au châtel, qui les ébahissoient plus que autre chose ; car dedans six jours ils dérompirent la plus grand’partie des combles des tours. Et ne s’osoient les chevaliers ni ceux du châtel tenir, fors ès chambres voûtées par terre. C’étoit l’intention de ceux de l’ost qu’ils les occiroient là dedans, ou ils se rendroient simplement. Bien étoient venues les nouvelles à Bordeaux au comte Derby et à messire Gautier de Mauny que leurs compagnons étoient assiégés dedans Auberoche, mais ils ne savoient point qu’ils fussent si oppressés, ni si contraints qu’ils étoient.


CHAPITRE CCXXVIII.


Comment ceux d’Auberoche envoyèrent un de leurs varlets au comte Derby, pour dire leur nécessité, lequel fut pris de ceux de l’ost et jeté par un engin en la ville.


Quand messire Franque de Halle, messire Alain de Finefroide et messire Jean de Lindehalle virent l’oppression que les François leur faisoient ; et si ne leur apparoît confort ni aide de nul côté, si se commencèrent à ébahir ; et se conseillèrent entre eux comment ils se pourroient maintenir. « Il ne peut être, dirent-ils, que si le comte Derby savoit le danger où ces François nous tiennent, qu’il ne nous secourût, à quel meschef que ce fût : si seroit bon que nous lui fissions à savoir, mais que nous pussions trouver message. » Adonc demandèrent eux à leurs varlets s’il y avoit celui qui voulut gagner, et porter les lettres qu’ils avoient escriptes, à Bordeaux, et bailler au comte Derby. Lors s’avança un varlet et dit qu’il la porteroit volontiers, et ne le feroit mie tant pour convoitise de gagner, que pour eux délivrer du péril. Les chevaliers furent lies du varlet qui s’offroit de faire le message. Quand vint au soir par nuit, le varlet prit la lettre que les chevaliers lui baillèrent, qui étoit scellée de leurs trois sceaux, et lui encousirent en ses draps et puis le firent avaler ès fossés. Quand il fut au fond, il monta contre mont, et se mit à voie parmi l’ost, car autrement ne pouvoit-il passer ; et fut encontré du premier guet, et alla outre, car il savoit bien parler gascon, et nomma un seigneur de l’ost, et dit qu’il étoit à lui. On le laissa passer atant ; et cuida bien être échappé : mais non fut ; car il fut repris dehors les tentes, d’autres varlets qui l’amenèrent devant le chevalier du guet. Là ne put-il trouver aucune excusation qui rien lui valût. Si fut tâté et quis, et la lettre trouvée sur lui : si fut mené en prison et gardé jusques au matin, que les seigneurs de l’ost furent tous levés. Si furent tantôt informés de la prise du dit varlet. Adonc se retrairent-ils tous ensemble en la tente du comte de Lille : là fut la lettre lue que les chevaliers d’Auberoche envoyoient au comte Derby. Si eurent tous grand’joie, quand ils sçurent de vérité que les Anglois qui en la garnison se tenoient, étoient si étreints qu’ils ne se pouvoient plus tenir. Si que, pour eux plus gréver, ils prirent le varlet, et lui pendirent les lettres au cou, et le mirent tout en un mont en la fonde d’un engin[1], et puis le renvoyèrent dedans Auberoche.

Le varlet chéi tout mort devant les chevaliers qui là étoient, et qui furent moult ébahis et déconfortés quand ils le virent. « Ha ! dirent-ils, notre messager n’a mie fait son message : or ne savons nous qu’aviser ni quel conseil avoir qui nous vaille. » À ce coup étoient montés à cheval le comte de Pierregord et messire Roger de Pierregord son oncle, messire Charles de Poitiers, le vicomte de Carmaing, et le sire de Duras, et passèrent pardevant les murs de la forteresse au plus près qu’ils purent. Si écrièrent à ceux de dedans, et leur dirent en gabois[2] : « Seigneurs, seigneurs anglois, demandez à votre messager où il trouva le comte Derby si appareillé, quand en nuit se partit de votre forteresse, et jà est

  1. On trouve la description de cette espèce de fronde dans l’Histoire de la Milice française, du P. Daniel.
  2. Moquerie.