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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

château et fort de l’archevêque de Toulouse[1]. Si très tôt que les Anglois furent venus devant Auberoche, ils se logèrent aussi faiticement comme s’ils y voulsissent demeurer une saison ; et envoyèrent dire et signifier à ceux qui dedans étoient, qu’ils se rendissent et missent en l’obéissance du roi d’Angleterre, ou autrement, s’ils étoient pris par force, ils seroient morts sans mercy. Ceux de la ville et du châtel d’Auberoche doutèrent leurs corps et leurs biens à perdre, et virent qu’il ne leur apparoit aucun confort de nul côté : si se rendirent, saufs leurs corps et leurs biens, et se mirent en l’obéissance du comte Derby, et le reconnurent à seigneur, au nom du roi d’Angleterre, par vertu de la procuration qu’il avoit du dit roi. Adonc s’avisa le comte Derby qu’il se retrairoit tout bellement devers la cité de Bordeaux. Si laissa dedans Auberoche en garnison messire Franque de Halle, messire Alain de Finefroide, et messire Jean de Lindehalle ; puis s’envint le comte Derby à Libourne, une bonne ville et grosse, en son chemin de Bordeaux, à douze lieues d’illec, et l’assiégea, et dit bien à tous ceux qui ouïr le voulurent, qu’il ne s’en partiroit, si l’auroit. Quand ceux de Libourne se virent assiégés, et le grand effort que le comte Derby menoit, et comment tout le pays se rendoit â lui, si allèrent les hommes de la ville à conseil ensemble à savoir comment ils se maintiendroient. Tout considéré et eux conseillés, et pesé le bien contre le mal, ils se rendirent et ouvrirent leurs portes, et ne se firent pas assaillir ni hérier ; et jurèrent féauté et hommage au comte Derby, au nom du roi d’Angleterre, et à demeurer bons Anglois de là en avant. Ainsi entra le comte Derby dedans Libourne, et y fut trois jours ; et là ordonna-t-il de ses gens quelle chose ils feroient. Si ordonna tout premièrement le comte de Pennebruiche et sa route à aller en Bergerac, et messire Richard de Stanford et messire Étienne de Tornby et messire Alexandre Ansiel et leurs gens à demeurer en la ville de Libourne. Cils s’y accordèrent volontiers. Adonc se partirent le comte Derby, le comte de Kenfort et messire Gautier de Mauny et les autres, et chevauchèrent devers Bordeaux, et tant firent qu’ils y vinrent.


CHAPITRE CCXXVII.


Comment le comte de Lille et les barons de Gascogne assiégèrent Auberoche et avoient en propos qu’ils occiroient ceux de dedans, ou qu’ils se rendroient simplement.


Au retour que le comte Derby fit en la cité de Bordeaux, fut-il liement recueilli et reçu de toutes gens ; et vinrent le clergé et les bourgeois de la ville à grand’procession, et lui firent toute honneur et révérence à leur pouvoir, et lui abandonnèrent vivres et pourvéances et toutes autres choses à prendre à son aise et volonté. Le comte les remercia grandement de leurs courtoisies et de ce qu’ils lui offroient. Ainsi se tint le comte Derby en la cité de Bordeaux avec ses gens : si s’ébatoit et jouoit entre les bourgeois et les dames de la ville. Or laisserons-nous un petit à parler de lui, et parlerons du comte de Lille, qui se tenoit en la Réole, et savoit bien tout le conquêt que le comte Derby avoit fait ; et point n’y avoit pu pourvoir de remède. Or entendit le comte que le comte Derby étoit retrait à séjour en Bordeaux, et avoit épars ses gens, et rompu sa chevauchée ; et n’étoit mie apparent que de la saison il en fît plus. Si s’avisa le dit comte qu’il feroit une semonce et un mandement espécial de gens d’armes, et iroit mettre le siége devant Auberoche. Ainsi qu’il l’avisa il le fit. Si escripvit devers le comte de Pierregord, ceux de Carmaing, de Comminges, de Brunikel et devers tous les barons de Gascogne, qui François se tenoient, qu’ils fussent, sur un jour qu’il leur assigna, devant Auberoche, car il y vouloit le siége mettre. Les dessus dits comtes, vicomtes, barons et chevaliers de Gascogne obéirent à lui ; car il étoit comme roi ès marches de Gascogne[2] ; et assem-

  1. Auberoche est situé dans le diocèse de Périgueux. Le savant historien de Languedoc assure qu’il n’existe aucun lieu de ce nom dans celui de Toulouse, ni même dans toute l’étendue de la province ecclésiastique de Toulouse. D’ailleurs la position d’Auberoche est fixée dans le Périgord par la suite du récit de Froissart qui suppose que ce lieu n’est pas éloigné de plus d’une journée de la ville de Libourne.
  2. On pourrait croire sur cet énoncé que Bertrand, comte de Lille, commandait en chef dans toute la Guyenne, et dans tout le Languedoc : mais il est certain que son autorité était limitée au Périgord, à la Saintonge et au Limousin, comme le prouve très bien l’historien de Languedoc par des lettres de ce comte, datées de Montflanquin en Agénois le 31 août 1345 où il se qualifie, par la grâce de Dieu, comte de Lille, capitaine dans les parties du Périgord, Xaintonge et Limousin.