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LIVRE I. — PARTIE I.

eux, car les gens de pied reculoient sans nul arroy et leur brisoient le chemin. Là eut grand toullis et dur hutin et maint homme à terre ; car les archers d’Angleterre étoient accostés aux deux lez du chemin, et traioient si ouniement que nul n’osoit issir. Ainsi furent reboutés dedans leurs faubourgs ceux de Bergerac ; mais ce fut à tel meschef pour eux, que le premier pont et les barrières furent gagnées par force, et entrèrent les Anglois dedans avec eux. Et là, sur le pavement, eut maints chevaliers et écuyers morts et blessés et fiancés prisonniers de ceux qui se mettoient devant pour défendre le passage, et qui s’en vouloient acquitter loyalement à leur pouvoir. Et là fut occis le sire de Mirepoix[1], dessous la bannière messire Gautier de Mauny, qui toute première entra ès faubourgs. Quand le comte de Lille, le comte de Comminges, le vicomte de Carmaing, le sire de Duras, le vicomte de Villemur, le comte de Pierregort, le sire de Taride, et les barons de Gascogne, qui là étoient, virent le meschef, et comment les Anglois par force étoient entrés ès faubourgs, et tuoient et abattoient gens sans répit ni mercy, ils se trairent devers la ville et passèrent le pont, à quelque meschef que ce fût. Là y eut faite devant le pont une très bonne escarmouche qui longuement dura ; et y furent de la partie des Gascons les seigneurs dessus nommés très bons chevaliers, et du côté des Anglois le comte Derby, le comte de Pennebruich, messire Gautier de Mauny, messire Franque de Halle, messire Hue de Hastingues, le sire de Ferrières, messire Richard de Stanford. Et se combattoient ces chevaliers main à main par grand’vaillance ; et là eut faite mainte belle appertise d’armes, mainte prise et mainte rescousse. Là ne se pouvoit chevalerie et bachelerie céler ; et par espécialle sire de Mauny s’avançoit si avant entre ses ennemis que à grand peine l’en pouvoit-on ravoir. Là furent pris du lez des François, le vicomte de Bosquentin, le sire de Châteauneuf, le vicomte de Chàteaubon, le sire de l’Escun ; et se retrairent tous les autres dedans le fort et fermèrent leur porte, et avalèrent le ratel, et puis montèrent aux guérites d’amont, et commencèrent à jeter et à lancer et faire reculer leurs ennemis. Cet assaut et cette escarmouche dura jusques aux vespres, que les Anglois se retrairent tous lassés et tous travaillés, et se boutèrent ès faubourgs qu’ils avoient gagnés, où ils trouvèrent vins et viandes à grand’foison, pour eux et pour tout leur ost vivre largement à deux mois, s’il étoit mestier. Si passèrent cette nuit en grand’aise et en grand revel, et burent de ces bons vins assez, qui peu leur coûtoient, ce leur sembloit.


CHAPITRE CCXIX.


Comment les Anglois assaillirent Bergerac par terre, où ils gagnèrent peu ; et puis eurent conseil qu’ils l’assaudroient par eau.


Quand vint lendemain, le comte Derby fit sonner ses trompettes et armer toutes ses gens, et mettre en ordonnance de bataille, et approcher la ville pour assaillir, et dit qu’il n’étoit mie là venu pour séjourner. Adonc s’arroutèrent bannières et pennons par devant les fossés, et vinrent jusques au pont. Si commencèrent à assaillir fortement, et dura cet assaut jusques à nonne. Mais petit y firent les Anglois, car il avoit adonc dedans Bergerac bonnes gens d’armes, qui se défendoient de grand’volonté. Adonc, sur l’heure de nonne, se retrairent eux arrière et laissèrent l’assaut ; car ils virent bien qu’ils perdroient leur peine. Si allèrent à conseil ensemble les seigneurs, et conseillèrent qu’ils enverroient quérir sur la rivière de Gironde des nefs et des bateaux, et assaudroient Bergerac par eau, car elle n’étoit fermée que de palis. Si y envoyèrent tantôt le maire de Bordeaux, lequel obéit au commandement du comte de Derby, ce fut raison ; et envoya tantôt par la rivière plus de quarante, que barges que nefs, qui là gissoient à l’ancre au hâvre devant Bordeaux. Et vint lendemain au soir cette navie, de quoi les Anglois furent tous réjouis. Si ordonnèrent cette nuitée leur besogne pour assaillir lendemain.

  1. Jean de Lévis, fils de Jean II du nom, qui lui survécut long-temps, qualifié sire de Mirepoix, parce que son père lui avait cédé cette seigneurie. D. Vaissette paraît avoir mal entendu ce passage dont il fait la critique ; il pense que Froissart a voulu dire que le sire de Mirepoix fut tué en combattant pour les Anglais : mais il est clair, par ce qui précède et ce qui suit, que Froissart n’a eu intention de dire autre chose, sinon que ce seigneur fut tué au milieu des gens qui combattaient sous la bannière de Mauny.