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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rante écuyers aussi. Et devoit seoir cette fête le jour Saint George prochain venant que on comptcroit l’an de grâce mil trois cent quarante quatre, au châtel de Windesore. Et devoit être la roine d’Angleterre accompagnée de trois cents dames et damoiselles, toutes nobles et gentils dames, et parées d’un parement semblable.


CHAPITRE CCXIV.


Comment le roi d’Angleterre fut moult courroucé de la mort du sire de Cliçon et des autres barons de Bretagne et de Normandie, pour laquelle cause il envoya défier le roi de France.


Entrementes que le roi d’Angleterre faisoit son appareil pour recevoir seigneurs, dames et damoiselles qui à sa fête viendroient, lui vinrent les certaines nouvelles de la mort du seigneur de Cliçon et des autres chevaliers dessus nommés, encoulpés de fausseté et de trahison. De ces nouvelles fut le roi d’Angleterre durement courroucé, et lui sembloit que le roi de France l’eût fait en dépit de lui ; et tint que, parmi ce fait, les trêves accordées en Bretagne étoient enfreintes et brisées. Si eut en pensée de faire le pareil du corps messire Hervey de Léon qu’il tenoit prisonnier ; et fait l’eût en son ireur et tantôt, si n’eût été son cousin le comte Derby qui l’en reprit durement, et lui démontra devant son conseil tant de belles raisons pour honneur garder et son courage affrener, et disoit : « Monseigneur, si le roi Philippe fait sa hâtiveté et sa félonie de mettre à mort si vaillans chevaliers que ceux étoient, n’en veuillez pour ce blesser votre courage ; car, au voir considérer, votre prisonnier n’a que comparer cet outrage[1] ; mais le veuillez mettre à rançon raisonnable. » Le roi d’Angleterre sentit et conçut que son cousin lui disoit toute vérité : si se rapaisa et refréna son mautalent, et fit le chevalier de Bretagne venir devant lui.

Quand le roi le vit devant lui, il dit : « Ha ! messire Hervé, messire Hervé, mon adversaire Philippe de Valois a montré sa félonie trop crueusement, quand il a fait mourir vilainement tels chevaliers que le seigneur de Cliçon, le seigneur d’Avaugour, le sire de Malestroit et son fils, messire Henry de Malestroit, messire Thibault de Montmorillon, le seigneur de la Roche-Tesson et plusieurs autres, dont il me déplaît grandement ; et semble à aucuns de notre partie qu’il l’ait fait en dépit de nous : et si je voulois regarder à sa félonie, je ferois de vous le semblable fait, car vous m’avez fait plus de contraires en Bretagne et à mes gens que nul autre ; mais je me souffrirai et lui laisserai faire ses volontés, et garderai mon honneur à mon pouvoir, et vous laisserai venir à rançon légère et gracieuse, selon votre état, pour l’amour de mon cousin le comte Derby, qui ici est, qui m’en a prié ; mais que vous veuilliez faire ce que je vous dirai. »

Le chevalier en eut grand’joie, quand il entendit qu’il n’auroit garde de mourir. Si répondit, en soi moult humiliant : « Cher sire, je ferai à mon pouvoir loyalement tout ce que vous me commanderez. »

Lors dit le roi à messire Hervé : « Je sais bien que vous êtes un des riches chevaliers de Bretagne, et que si je vous voulois presser, vous paieriez bien trente mille ou quarante mille écus. Je vous dirai que vous ferez : vous irez devers mon adversaire Philippe de Valois, et lui direz, de par moi, que, pourtant qu’il a mis à mort vilaine si vaillans chevaliers et si gentils comme ceux de Bretagne et de Normandie étoient, en dépit de moi, je dis et vueil porter outre qu’il a enfreint et brisé les trêves que nous avions ensemble : si y renonce de mon côté, et le défie de huy en avant. Et parmi ce que vous ferez ce message, je vous laisserai passer pour dix mille écus que vous paierez, ou enverrez à Bruges dedans cinq mois après ce que vous aurez repassé la mer. Et encore direz-vous à tous chevaliers et écuyers de par là que pour ce ne laissent mie venir à notre fête, car nous les y verrons moult volontiers ; et auront sauf aller et sauf venir et quinze jours après la fête. » — « Monseigneur, ce dit lors messire Hervé, je fournirai votre message à mon pouvoir ; et Dieu vous veuille rendre la courtoisie que vous m’avez faite, et à monseigneur le comte Derby aussi. »

Depuis cette ordonnance ne demeura guère le dit messire Hervé de Léon en Angleterre ; mais eut congé, et se partit du roi et des barons, et vint à Hantonne. Là entra-t-il en un vaisseau en mer ; et avoit intention d’arriver à Harfleu ; mais un tourment le prit et cueillit en mer qui lui dura plus de quinze jours ; et furent perdus tous ses chevaux et jetés en

  1. Ne doit pas payer pour cet outrage.