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[1343]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Normandie devers Nantes, et amena les deux cardinaux avec lui ; et le roi d’Angleterre devers Hainebon où la comtesse de Montfort se tenoit. Encore fut là fait l’échange du baron de Stanfort et du sire de Cliçon ; et demeura messire Hervey de Léon en prison devers le roi d’Angleterre, dont ses amis ne furent mie plus lies ; et eut adonc en plus cher la délivrance de messire Hervey de Léon, messire Charles de Blois, que du seigneur de Cliçon ; mais le roi d’Angleterre ne le voult adonc faire autrement. Quand le roi d’Angleterre eut été une espace de temps en Hainebon avec la comtesse de Montfort, et entendu à ses besognes, il prit congé, et l’enchargea aux deux frères de Penefort, à messire Guillaume de Quadudal et aux autres ; et puis se trait en mer, et emmena toute sa chevalerie, dont il y avoit grand’foison ; et revint en Angleterre, environ Noël[1]. Et aussi le duc de Normandie se retrait en France, et donna congé à toutes manières de gens d’armes ; si s’en ralla chacun en son lieu.

Assez tôt après sa revenue en France, et la départie des osts dessus dits, fut pris le sire de Cliçon et soupçonné de trahison : à tout le moins grand’fame encourut[2]. Je ne sais s’il en étoit coupable ou non : mais je croirois moult envis que un si noble et si gentil homme comme il étoit, et si riche homme, dut penser ni pourchasser fausseté ni trahison. Toutefois fut-il pour ce vilain fame pris et mis en prison au Châtelet de Paris : de quoi tous ceux qui parler en oyoient étoient tous émerveillés. Et n’en savoient que supposer, et en parloient l’un à l’autre les barons et les chevaliers de France, en disant : « Que peut-on ores demander au seigneur de Cliçon ? » Mais nul n’en savoit rendre vraie ni certaine réponse, fors tant que on imaginoit que l’envie venoit de sa prise et de sa délivrance. Car vrai étoit que le roi d’Angleterre l’eut plus cher à délivrer, pour le baron de Stanfort, que messire Hervey de Léon ; et lui avoit fait le dit roi plus d’amour et de courtoisie en prison, qu’il ne fit au dit messire Hervey ; espoir pour ce que le dit messire Hervey avoit été plus contraire à lui et à ses gens et à la comtesse de Montfort que nul autre, et non pour autre chose. Si que, pour cet avantage que le roi d’Angleterre fit adonc au seigneur de Cliçon, et non mie à messire Hervey de Léon, pensoient les envieux autre chose qu’il n’y eut ; et en sourdit telle la soupçon, que le dit messire Olivier de Cliçon fut accusé de trahison et décolé à Paris, où il eut grand’plainte : ni oncques ne s’en put excuser.

Assez tôt après furent encoulpés de semblable cas plusieurs seigneurs et gentils chevaliers de Bretagne et de Normandie et décolés à Paris ; dont il fut grand’nouvelle en plusieurs pays, c’est à savoir le sire de Malestroit et son fils, le sire d’Avaugour, messire Thibaut de Montmorillon et plusieurs seigneurs de Bretagne, chevaliers et écuyers jusques à dix[3].

  1. Édouard ne quitta la Bretagne que vers la fin de février, et débarqua dans le port de Weymouth le dimanche matin 2 mars 1343.
  2. Suivant les Chroniques de France, chap. 32, le sire de Clisson ayant été arrêté à Paris dans un tournoi, avoua qu’il avoit laissé son seigneur le roi de France et s’étoit allié au roi d’Angleterre, par foi baillée, qui étoit adversaire au roi de France. Elles ajoutent que Godefroy de Harcourt et plusieurs seigneurs, tant de Bretagne que de Normandie, dont il sera parlé dans la suite, s’étaient rendus coupables de la même trahison. L’auteur anonyme de la Chronique de Flandre raconte le fait avec plus de détails. Pendant que les armées du duc de Normandie et du roi d’Angleterre étaient très près l’une de l’autre, dit ce chroniqueur, Olivier de Clisson, Godefroy de Harcourt et plusieurs autres chevaliers de l’armée française, qui s’étaient déjà engagés secrètement dans le parti du comte de Montfort, s’allièrent aussi au roi Édouard par dons et par promesses ; et fut faite une lettre de cette alliance où plusieurs d’eux avoient mis leurs sceaux ; et cette lettre avoit en garde le comte de Salisbury de par le roi Édouard. Mais le comte ayant appris à son retour en Angleterre, de par sa femme même, qu’elle avoit été par force violée du roi Édouard,… se dessaisit de sa terre… et vint en France au roi Philippe, et lui bailla les lettres de l’alliance qu’Olivier de Clisson et Godefroy de Harcourt avoient faite au roi Édouard ; et moult tôt après se partit le comte de la cour du roi Philippe, et depuis ce temps ne fut vu n’en France, n’en Angleterre. On peut douter de la vérité des circonstances de ce récit ; celles qui concernent le comte de Salisbury sont même évidemment fausses, puisqu’il fut fait chevalier de l’ordre de la Jarretière, lors de l’institution de cet ordre par Édouard ; mais il serait difficile de ne pas croire que Philippe de Valois avait la preuve certaine de la trahison du sire de Clisson.
  3. Les Chroniques de France et de Flandre placent ces exécutions au 29 novembre 1343. Aux seigneurs nommés par Froissart, on peut ajouter, d’après d’autres historiens, le sire de Laval, Jean de Montauban, Alain de Quedillac, Guillaume des Brieux, Jean et Olivier ses frères, Denis du Plessis, Jean Malart, Jean de Senedavi et Denis de Callac.