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LIVRE I. — PARTIE I.

la grosse navie des Gennevois, dont messire Louis d’Espaigne étoit chef. Donc dirent leurs mariniers : « Seigneurs, armez-vous et ordonnez-vous car vecy Gennevois et Espaignols qui viennent et qui vous approchent. » Lors sonnèrent les Anglois leurs trompettes et mirent leurs pennons et leurs estrainiers avant, armoyés de saint George, et s’ordonnèrent bien et sagement, et s’enclouirent de leurs archers ; et puis nagèrent à plein voile, ainsi que le temps l’apportoit ; et pouvoient être environ quarante vaisseaux, que grands que petis. Mais nuls si grands ni si forts de trop n’en y avoit, que messire Louis d’Espaigne qui en y avoit neuf, et entre ces neuf avoit trois galées qui se remontroient dessus tous les autres ; et en chacune de ces trois galées étoient les trois corps de ces seigneurs, messire Louis, messire Charles et messire Othe Dorie. Si s’approchèrent les vaisseaux et commencèrent Gennevois à traire de leurs arbalètres à grand randon, et les archers d’Angleterre aussi sur eux. Là eut grand trait des uns des autres, et qui longuement dura, et maint homme navré. Et quand les seigneurs, barons, chevaliers et écuyers s’approchèrent, et qu’ils purent des lances et des épées venir ensemble, adonc y eut dure bataille et crueuse ; et trop bien se portèrent et éprouvèrent les uns et les autres. Là étoit messire Robert d’Artois, qui y fut très bon chevalier, et la comtesse de Montfort armée, qui bien valoit un homme, car elle avoit cœur de lion, et tenoit un glaive moult roide et bien tranchant, et trop bien se combattoit et de grand courage. Là étoit messire Louis d’Espaigne en une galée, comme bon chevalier, qui moult vaillamment et de grand’volonté requéroit ses ennemis et se combattoit aux Anglois, car moult les désiroit à déconfire, pour soi contrevenger du dommage qu’il avoit eu et reçu cette propre année, assez près de là au champ de Caimperlé. Et y fit le messire Louis grand’foison de belles appertises d’armes. Et jetoient les Espaignols et les Gennevois, qui étoient en ces gros vaisseaux, d’amont grands barreaux de fer et archegaies, dont ils travailloient fort les Anglois. Là eurent les barons et chevaliers d’Angleterre moult à faire et un dur rencontre ; et trouvèrent l’armée des Espaignols et des Gennevois moult forte et gens de grand’volonté[1]. Si commença cette bataille moult lard, environ vespres ; et les départit la nuit, car il fit moult obscur sur la vesprée ; et se couvrit l’air trop épais, si que à peine pouvoient eux reconnoître l’un l’autre. Si se trairent chacun et mirent à l’ancre, et entendirent à appareiller les blessés et les navrés et remettre à point : mais point ne se désarmèrent, car ils cuidoient de rechef avoir la bataille.


CHAPITRE CXCVI.


Comment par grand’tempête et orage, convint les uns les autres prendre terre ; et comment messire Louis d’Espaigne y gagna quatre vaisseaux chargés de pourvéances.


Un petit devant mie-nuit s’éleva un vent, un orage et une tempête si grand’et si horrible que si le monde dût finer ; et n’y avoit si hardi ni si outrageux de l’une partie et de l’autre qui ne voulût bien être à terre ; car ces barges et ces naves heurtoient les unes aux autres tellement qu’il sembloit proprement que elles dussent ouvrir et fendre. Si demandèrent conseil les seigneurs d’Angleterre à leurs mariniers quelle chose leur étoit bonne à faire. Ils répondirent que d’eux traire à terre le plutôt qu’ils pourroient ; car la fortune étoit si grand’sur mer, que si le vent les y boutoit, ils seroient en péril d’être tous noyés. Donc entendirent eux généralement de traire les ancres à mont ; et mirent les singles ainsi qu’à demi quartier ; et tantôt élongèrent la place où ils avoient geu à l’ancre. D’autre part, les Espaignols et les Gennevois n’étoient bien assur de leurs vies ; ainçois se desancrèrent comme les Anglois. Mais ils prirent le parfont ; car ils avoient plus grands vaisseaux et plus forts que les Anglois n’avoient : si pouvoient mieux souffrir et attendre le hutin et la fortune

  1. L’auteur anonyme de la Chronique de Flandre place ailleurs la scène de ce combat et le raconte avec des circonstances différentes. Il dit que la flotte anglaise, ayant voulu aborder au port de Beauvoir en Poitou, fut repoussée vigoureusement par les vaisseaux et les troupes que Louis d’Espagne et Aithon Doria y avaient laissées pour le garder, et attaquée en même temps du côté de la mer par les deux amiraux français avec le reste de leurs forces ; de sorte que les Anglais furent obligés de s’enfuir et de se réfugier sur les côtes de Bretagne, après avoir perdu plus de trois mille hommes, du nombre desquels était le baron de Stafford. Le récit de Froissart a prévalu avec raison, l’autorité du chroniqueur flamand ne pouvant être d’un grand poids quand il parle d’événemens qui se sont passés hors de sa province.