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LIVRE I. — PARTIE I.

vers Craais atout ses barons et nobles seigneurs de Bretagne qu’il avoit là de sa partie. Si retint avec lui plusieurs seigneurs et chevaliers de France pour lui aider à conseiller. Quand il fut revenu à Craais, entrementes qu’il entendoit à ordonner de ses besognes et de ses garnisons, il avint que un riche bourgeois et grand marchand, qui étoit de la ville que on appelle Jugon, fut encontré de son maréchal messire Robert de Beaumanoir, et fut pris et amené à Craais devant messire Charles de Blois. Ce bourgeois faisoit toutes les pourvéances de madame la comtesse de Montfort à Jugon et autre part, et étoit moult aimé et cru en la ville de Jugon, qui est moult fortement fermée et sied très noblement. Aussi fait le châtel qui est bel et fort ; et étoit de la partie de la comtesse dessus dite ; et en étoit châtelain adonc, de par la comtesse, un chevalier moult gentilhomme que on appeloit messire Girard de Rochefort. Ce bourgeois qui ainsi fut pris eut moult grand’paour de mourir ; si pria que on le laissât aller par rançon. Messire Charles, brièvement à parler, le fit tant examiner et enquérir d’une chose et d’autre, qu’il enconvenança à rendre et à trahir la forte ville de Jugon ; et se fit fort qu’il livreroit l’une des portes par nuit, à certaine heure, car il étoit tant cru en la ville qu’il en gardoit les clefs ; et pour ce mieux assurer, il en mit son fils en otage. Et ledit messire Charles lui en devoit et avoit promis à donner cinq cents livres de terre héréditablement. Ce jour vint ; les portes furent ouvertes à minuit ; messire Charles de Blois et ses gens entrèrent en la ville de Jugon à cette heure, à grand’puissance. La guette du châtel s’en aperçut : si commença à crier : « Alarme, alarme ! trahi, trahi ! » Les bourgeois, qui de ce ne se donnoient garde, se commencèrent à émouvoir ; et quand ils virent leur ville perdue, ils se mirent à fuir derrière le châtel par troupeaux ; et le bourgeois qui trahis les avoit se mit à fuir par couverture[1] avec eux.

Quand le jour fut venu, messire Charles et ses gens entrèrent ès maisons des bourgeois pour eux herberger, et prirent tout ce qu’ils trouvèrent ; et quand messire Charles vit le châtel si fort et si empli de bourgeois, il dit qu’il ne se partiroit de là jusques adonc qu’il auroit le châtel à sa volonté. Le châtelain et les bourgeois aperçurent tantôt que ce bourgeois les avoit trahis : si le prirent et le pendirent tantôt aux créneaux et aux murs du château. Et pour ce ne s’en partirent mie messire Charles et ses gens ; mais s’ordonnèrent et appareillèrent fortement et durement. Quand ceux qui dedans le châtel se tenoient virent que messire Charles ne s’en partiroit point ainsi, jusques adonc qu’il auroit le châtel, ainsi qu’il avoit dit, et sentoient qu’ils n’avoient mie pourvéances assez pour eux tenir plus haut de dix jours, ils s’accordèrent à ce qu’ils se rendroient. Si en commencèrent à traiter ; et se porta le traité entre eux et messire Charles : qu’ils se rendroient quittement et purement, sauf leurs corps et leurs biens qui demeurés leur étoient ; et firent féauté et hommage au dit messire Charles de Blois, et le reconnurent à seigneur, et devinrent tous ses hommes. Ainsi eut messire Charles et le fort châtel et la bonne ville de Jugon, et en fit une bonne garnison, et y laissa messire Girard de Rochefort à capitaine, et la rafraîchit d’autres gens d’armes et de pourvéances.

De ces nouvelles furent la comtesse de Montfort et ceux de sa partie tous courroucés ; mais amender ne le purent : si leur convint porter leur ennui. Entrementes que ces choses avinrent, s’ensonnièrent aucuns prud’hommes de Bretagne de parlementer une trêve entre le dit messire Charles et ladite comtesse, laquelle s’y accorda légèrement[2] ; et aussi firent tous ses aidans, car le roi d’Angleterre leur avoit ainsi mandé par les messages que la dite comtesse et messire Gautier de Mauny y avoient envoyés. Et tantôt que les dites trêves furent affermées, la comtesse se mit en mer, en intention d’arriver en Angleterre, ainsi qu’elle fit, pour parler au roi anglois et lui montrer toutes ses besognes[3].

  1. Afin de couvrir sa trahison.
  2. Il n’est fait à cette époque, dans les autres historiens contemporains ni dans les monumens, aucune mention de trêve entre Charles de Blois et la comtesse de Montfort. Je soupçonne que Froissart veut parler de celle qui fut conclue entre les deux parties au commencement de cette année 1342 pour durer jusqu’à la belle saison.
  3. Il est absolument possible que la comtesse ait été alors en Angleterre ; mais le silence des monumens et des historiens, excepté l’auteur anonyme de la chronique de Flandre, rend ce voyage très douteux. On peut soupçonner avec assez de vraisemblance que Froissart a placé mal à propos sous cette année un voyage qui n’eut lieu qu’à la fin de juin ou au commencement de juillet de l’année 1344.