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LIVRE I. — PARTIE I.

grand dépit aux Anglois, quand ils avoient geu en leur pays par douze jours, et ars et exillié tout autour, et pris par force la cité de Duremmes, et mis tout à grand’destruction. Si que, tout considéré, c’étoit bon qu’il se partit et se retrait vers son royaume, et y menassent à sauveté ce que conquis avoient ; et que une autre fois il retourneroit en Angleterre quand il lui plairoit. Le roi, qui ne voulut pas issir hors du conseil de ses hommes, s’y accorda, combien qu’il le fit moult ennuis ; car volontiers eût attendu à bataille le roi d’Angleterre, si on ne lui eût conseillé le contraire. Toutes fois il se délogea le matin, et tout son ost aussi ; et s’en allèrent les dits Escots droit pardevers la grande forêt de Gédours, où les sauvages Escots se tiennent, tout bellement à leur aise ; car ils vouloient savoir que le roi anglois feroit en avant, ou s’il se retrairoit arrière, ou s’il iroit avant et trairoit en leur pays.


CHAPITRE CLXV.


Comment le roi d’Angleterre vint à tout son ost devant Salebrin cuidant trouver le roi d’Escosse ; et comment le dit roi fut surpris de l’amour à la comtesse de Salebrin.


Ce jour même que le roi David et les Escots se départirent au matin de devant le châtel de Salebrin, vint le roi Édouard à tout son ost, à heure de midi, en la place où le roi d’Escosse avoit logé ; si fut moult courroucé quand il ne le trouva, car bien volontiers se fût combattu à lui.

Il étoit venu en si grand’hâte que ses gens et ses chevaux étoient durement travaillés. Si commanda que chacun se logeât là endroit, car il vouloit aller voir le châtel et la gentil dame qui laiens étoit ; car il ne l’avoit vue puis les noces dont elle étoit mariée. Ainsi fut fait que commandé fut : chacun s’alla loger ainsi qu’il put et reposer qui voulut. Sitôt comme le roi Édouard fut désarmé, il prit jusques à dix ou douze chevaliers, et s’en alla vers le châtel pour saluer la comtesse de Salebrin, et pour voir la manière des assauts que les Escots avoient faits, et des défenses que ceux du châtel avoient faites à l’encontre. Sitôt que la dame de Salebrin sçut le roi venant, elle fit ouvrir toutes les portes, et vint hors si richement vêtue et atournée, que chacun s’en émerveiïloit, et ne se pouvoit tenir de la regarder et de remirer à la grand noblesse de la dame, avec la grand’beauté et le gracieux maintien qu’elle avoit. Quand elle fut venue jusques au roi, elle s’inclina jusques à terre contre lui, en le regraciant de la grâce et du secours que fait lui avoit ; et l’emmena au châtel pour le fêter et honorer, comme celle qui très bien le savoit faire. Chacun la regardoit à merveille, et le roi même ne se put tenir de la regarder ; et bien lui étoit avis qu’oncques n’avoit vue si noble, si frique ni si belle de li. Si le férit tantôt une étincelle de fine amour au cœur que madame Vénus lui envoya par Cupido le Dieu d’amour, et qui lui dura par long temps, car bien lui sembloit que au monde n’avoit dame qui tant fît à aimer comme elle. Si entrèrent au châtel main à main ; et le mena la dame premier en la salle, et puis en sa chambre, qui étoit si noblement parée comme à lui afféroit. Et toudis regardoit le roi la gentil dame, si ardemment qu’elle en devenoit toute honteuse et abaubie. Quand il l’eut grand’pièce regardée, il alla à une fenêtre pour s’appuyer, et commença fortement à penser. La dame, qui à ce point ne pensoit, alla les autres seigneurs et chevaliers fêter et saluer moult grandement et à point, ainsi qu’elle savoit bien faire, chacun selon son état ; et puis commanda à appareiller le dîner, et, quand temps seroit, mettre les tables, et la salle parer et ordonner.


CHAPITRE CLXVI.


Comment le roi Édouard dit à la comtesse qu’il convenoit qu’il fût d’elle aimé, dont elle fut fortement ébahie.


Quand la dame eut devisé et commandé à ses gens tout ce que bon lui sembla, elle s’en revint, à chère liée, devers le roi, qui encore pensoit et musoit fortement ; et lui dit : « Cher sire, pourquoi pensez-vous si fort ? Tant penser n’affiert pas à vous, ce m’est avis, sauve votre grâce ; ains dussiez faire fête et joie et bonne chère, quand vous avez enchâssé vos ennemis, qui ne vous ont osé attendre, et dussiez les autres laisser penser du remehant. » Le roi répondit et dit : « Ha ! chère dame, sachez que depuis que j’entrai céans m’est un songe survenu, de quoi je ne me prenois pas garde : si m’y convient penser ; et ne sais qu’avenir m’en pourra : mais je n’en puis mon cœur ôter. » — « Cher sire, ce dit la dame, vous dussiez toujours faire bonne chère pour vos gens conforter, et laisser le penser