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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

vaillamment que les assaillans y perdirent grand’foison de leurs gens. Si les convint retraire arrière. Le roi commanda que les instrumens fussent bien gardés pour renforcer l’assaut lendemain. Ainsi se départit l’assaut et s’en alla chacun en son lieu, exceptés ceux qui devoient les instrumens garder. Les uns pleuroient les morts, les autres reconfortoient les navrés. Ceux du châtel, qui durement étoient travaillés et y en avoit grand’foison de blessés, virent bien que le faix leur étoit grand, et si le roi David maintenoit son propos, ils auroient fort temps. Si eurent conseil entr’eux qu’ils enverroient pardevers le roi Édouard qui étoit à Bervich jà venu, ce savoient-ils de vérité par les prisonniers d’Escosse qu’ils avoient pris. Si regardèrent qui feroit cette besogne ; mais ils ne purent trouver qui voulût laisser le châtel à défendre, ni la belle dame aussi, pour porter ce message : Si en eut entr’eux grand estrif. Quand le gentil bachelier messire Guillaume de Montagu vit la bonne volonté de ses compagnons, et vit d’autre part le meschef qui leur pourroit avenir, si ils n’étoient secourus, si leur dit : « Seigneurs, je vois bien votre loyauté et votre bonne volonté ; si que, pour l’amour de ma dame et de vous, je mettrai en aventure mon corps pour faire ce message ; car j’ai telle fiance en vous selon ce que j’ai vu, que vous tiendrez bien le châtel jusques à ma revenue, et ai d’autre part si grand’espérance au noble roi notre seigneur que je vous amènerai temprement si grand secours que vous en aurez joie, et vous seront bien reméris les bienfaits que faits aurez. » De cette parole furent madame la comtesse et tous les compagnons tous joyeux. Quand la nuit fut venue, le dit messire Guillaume s’appareilla le mieux qu’il put, pour plus paisiblement issir hors de laiens qu’il ne fût aperçu de ceux de l’ost. Si lui advint si bien qu’il plut toute la nuit si fort que nul des Escots n’osoit issir de sa loge ; si passa à mie nuit tout parmi l’ost, que oncques ne fut perçu. Quand il fut passé il fut grand jour. Si chevaucha avant, tant qu’il rencontra deux hommes d’Escosse à demie lieue près de l’ost, qui emmenoient deux bœufs et une vache pardevers l’ost. Messire Guillaume connut qu’ils étoient Escots ; si les blessa tous deux durement, et tua les bêtes ; afin que les Escots et ceux de l’ost n’en eussent aise. Puis dit aux deux navrés : « Allez ; si dites à votre roi que Guillaume de Montagu vous a mis en tel point, en dépit de lui, et que je vois querre le roi Édouard, qui lui fera brièvement vider la place malgré lui. » Cils lui promirent qu’ils feroient volontiers ce message, mais qu’il les laissât atant en paix. Lors se partit le dit messire Guillaume d’eux, et s’en alla tant qu’il put pardevers le roi son seigneur, qui étoit à Bervich à grand’foison de gens d’armes, et encore en attendoit plus. Si fit le dit messire Guillaume son salut de par madame la comtesse de Salebrin, et lui conta le meschef où elle et ses gens étoient. Le roi répondit appertement et liement qu’il ne laisseroit nullement qu’il ne secourût la dame et ses gens ; et si plutôt eût sçu où les Escots étoient et le meschef du châtel et de la dame, plutôt fût allé cette part. Si commanda tantôt le dit roi que chacun fût prêt à mouvoir lendemain, et que on fit toudis les venans aller après son ost qu’il avoit grand.


CHAPITRE CLXIV.


Comment le roi d’Escosse, quand il sçut la venue du roi d’Angleterre, se partit de devant Salebrin et s’en retourna en Escosse.


Le roi anglois se partit lendemain de la cité de Bervich moult liement, pour les nouvelles que messire Guillaume lui avoit apportées ; et avoit bien avec lui six mille armures de fer, dix mille archers et bien quatre-vingt mille hommes de pied, qui tous le suivoient ; et toujours lui venoient gens. Quand les barons d’Escosse et les maîtres du conseil du roi sçurent que le dit messire Guillaume de Montagu avoit ainsi passé parmi leur ost, et qu’il s’en alloit quérir secours au roi anglois, et savoient bien que le roi anglois étoit à grand’gent, et le tenoient de si grand courage et de si gentil qu’il ne laisseroit aucunement qu’il ne vînt sur eux pour secourir la dame et ceux du châtel, ils parlèrent ensemble, entrementes que le roi faisoit souvent et ardemment assaillir ; et virent bien que le roi faisoit ses gens navrer et martirer sans raison ; et véoient bien que le roi anglois viendroit bien combattre à eux, ainçois que le roi pût avoir conquis ce châtel, ainsi qu’il cuidoit. Si parlèrent tous ensemble au roi David d’un accord ; et lui dirent que demeurer là n’étoit point son profit, ni son honneur, car il leur étoit moult honorablement avenu de leur emprise, et avoient fait