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LIVRE I. — PARTIE I.

grand’fête là où il étoit, et l’amenèrent par grand’solennité en une cité qu’on appelle Saint-Jean[1] en Escosse, où l’on prend le bon saumon et grand’foison.


CHAPITRE CLX.


Comment le roi d’Escosse fit son mandement pour aller détruire le royaume d’Angleterre ; et comment le comte de Moret fut pris de ceux de Neuf-Châtel.


Quand le jeune roi David d’Escosse et madame la roine furent venus en la cité dessus dite, on le sçut tantôt parmi le pays : si vinrent là gens de toutes parts pour le voir et fêter ; car on ne l’avoit vu, grand temps avoit : chacun doit savoir que on lui fit grand’fête. Quand toutes ces fêtes et ces bien venues furent passées, chacun lui alla montrer et complaindre ses dommages et ses meschéances, au mieux qu’il put, et toute la destruction que le roi Édouard et les Anglois avoient fait en son pays. Le jeune roi David d’Escosse eut grand’deuil et grand’pitié quand il vit ainsi son pays détruit et ses gens ainsi complaindre, aussi madame la roine sa femme qui en pleura assez. Quand le roi eut toutes ouïes les complaintes des uns et des autres, il les réconforta au mieux qu’il put ; et dit qu’il s’en vengeroit, ou perdroit le remenant, ou il mourroit en la peine. Puis eut conseil tel qu’il envoya messages devers tous ses amis loin et près, en priant et requérant humblement que chacun fût appareillé pour lui aider à ce besoin.

À ce mandement vint le comte d’Orkenay, un grand prince et puissant, et avoit à femme la sœur du roi. Cil y vint à grand’puissance de gens d’armes, et plusieurs autres barons et chevaliers de Souède, de Norvège et de Danemarche, les uns par amour, les autres par soudées. Tant en y vint d’un côté et d’un autre qu’ils furent bien en nombre, quand tous furent venus entour la cité de Saint-Jean en Escosse, au jour que le roi les avoit mandés, soixante mille hommes à pied et sur haquenées, et bien trois mille armures de fer, chevaliers et écuyers, parmi les seigneurs et ceux du pays d’Escosse. Quand tous furent assemblés et appareillés, ils s’émurent pour aller exiller ce qu’ils pourroient du royaume d’Angleterre ; car la trêve étoit expirée et les quatre mois accomplis et plus[2] ; et bien disoient qu’ils se combattroient au roi qui tant d’ennuis et de dommages leur avoit fait. Si se partirent de la ville de Saint-Jean en Escosse moult ordonnement, et vinrent ce premier jour gésir à Donfremelin ; et puis passèrent lendemain un petit bras de mer emprès Donfremelin[3]. Quand ils furent tout outre, ils cheminèrent à grand exploit, et passèrent dessous Haindebourch, et puis toute l’Escosse, et par de-lez le fort châtel de Rosebourch qui se tenoit Anglois ; mais point ne l’assaillirent, car ils ne vouloient mie faire blesser leurs gens ni alouer leur artillerie ; car ils ne savoient quel besoin ils en auroient, pourtant qu’ils espéroient un grand fait à faire ains leur retour. Après passèrent-ils assez près de la cité de Bervich, dont messire Édouard de Bailleul[4] étoit capitaine et souverain, et puis cheminèrent outre sans point assaillir, et entrèrent au royaume de Northonbrelande, et vinrent sur la rivière de Tyne, ardant et exillant le pays ; et firent tant par leurs journées qu’ils vinrent devant Neuf-Châtel qui siéd sur la rivière de Tyne. Là se logea le roi David et tout son ost cette nuit, pour savoir et voir s’il y pourroit de rien exploiter. Quand ce vint au matin, au point du jour, aucuns compagnons gentils hommes de là environ, qui étoient dedans la ville, se partirent par une porte paisiblement pour émouvoir l’ost ; et étoient bien deux cents et plus, hardis et entreprenans, puis se férirent à l’un des côtés de l’ost, droitement au logis du comte de Moret, qui s’armoit d’argent à trois oreillers de gueules ; et le trouvèrent en son lit. Si le prirent, et tuèrent grand’plenté de ses gens, ainçois que l’ost fût éveillé ni estourmi, et gagnèrent grand’plenté d’avoir ; puis s’en retournèrent en la ville baudement et à grand’joie, et livrèrent le comte de Moret au châtelain, messire Jean de Neufville, qui en fit grand’fête[5].

  1. Saint-Johnston, aujourd’hui Perth.
  2. La trêve n’était point expirée, et il n’y avait vraisemblablement que très peu de joues qu’elle était conclue quand David Bruce arriva ; mais elle était ainsi annulée de droit par son retour, à moins qu’il ne la confirmât.
  3. C’est sans doute à l’endroit qu’on appelle Queensferry.
  4. C’est celui que le roi d’Angleterre reconnaissait pour roi d’Écosse.
  5. Il fut ensuite échangé pour le comte de Salisbury, fait prisonnier par les Français près de Lille. Les Français ne voulurent relâcher Salisbury qu’à condition qu’il ferait serment de ne jamais porter les armes contre la France, et Édouard III consentit le 20 mai 1342 à cette stipulation extraordinaire pour l’époque.