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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

étoient en prison[1]. Si traitèrent si paisiblement et couvertement, que accordé fut : qu’ils r’auroient les prisonniers tous quittes, et ils devoient livrer une des portes ouverte, pour les seigneurs entrer en la cité, et aller prendre le comte de Montfort dedans le châtel, sans rien fbrfaire ailleurs en la cité ni à corps ni à biens. Ainsi que accordé et traité fut, fut fait ; et entrèrent les seigneurs et ceux qu’ils voulurent avec eux, en une matinée, en la cité de Nantes, par l’accord des bourgeois ; et allèrent droit au châtel ou palais. Si brisèrent les huis et prirent le comte de Montfort, et l’enmenèrent hors de la cité à leurs tentes, si paisiblement qu’ils ne forfirent rien aux corps ni aux biens de la cité. Et voulurent bien dire aucunes gens que ce fut fait assez de l’accord et pourchas ou consentement de messire Hervey de Léon, pourtant que le comte l’avoit ramposné, si comme vous avez ouï. Or ne sais-je pas, combien qu’il en fût soupçonné d’aucunes gens, si ce fut voir, ou non ; mais bien apparut en ce que, après ce fait, il fut toujours de l’accord et conseil de messire Charles. Ainsi que vous avez ouï et que j’ai ouï recorder, fut pris le comte de Montfort en la cité de Nantes, l’an de grâce mil trois cent quarante-un, entour la Toussaint.

Tantôt après ce que le comte de Montfort fut pris et mené ès tentes, les seigneurs de France entrèrent en la cité tous désarmés, à moult grand’fête ; et firent les bourgeois et tous ceux du pays d’entour féauté et hommage à messire Charles de Blois, comme à leur droit seigneur. Si demeurèrent les dits seigneurs par l’espace de trois jours en la cité, à grand’fête, pour eux aiser et pour avoir conseil entr’eux qu’ils pourroient faire de là en avant. Si s’accordèrent à ce pour le meilleur, qu’ils s’en retoumeroient pardevers France et pardevers le roi, et lui livreroient le comte de Montfort prisonnier ; car ils avoient moult grandement bien exploité, ce leur sembloit. Et pourtant aussi qu’ils ne pouvoient bonnement plus avant hostoyer, ni guerroyer, pour l’hiver temps qui entré étoit, fors par garnisons et forteresses, ce leur sembloit, si conseillèrent à messire Charles de Blois qu’il se tint en la cité de Nantes et là entour, jusques au nouvel temps d’été, et fit ce qu’il pourroit par ses soudoyers et par ses forteresses qu’il avoit reconquises ; puis se partirent tous les seigneurs sur ce propos, et firent tant par leurs journées qu’ils vinrent à Paris là où le roi étoit ; et lui livrèrent le comte de Montfort pour prisonnier. Le roi le reçut à grand’joie, et le fit emprisonner en la tour du Louvre à Paris, où il demeura longuement ; et au dernier y mourut[2], ainsi que j’ai oy recorder la vérité.


CHAPITRE CLVIII.


Comment la comtesse de Montfort conforte ses soudoyers, et comment elle mit bonnes garnisons par toutes ses forteresses.


Or veux-je retourner à la comtesse de Montfort, qui bien avoit courage d’homme et cœur de lion, et étoit en la cité de Rennes quand elle entendit que son sire étoit pris, en la manière que vous avez ouï. Si elle en fut dolente et courroucée, ce peut chacun et doit savoir et penser ; car elle pensa mieux que on dût mettre son seigneur à mort que en prison. Et combien qu’elle eût grand deuil au cœur, si ne fit-elle mie comme femme déconfortée, mais comme homme fier et hardi, en réconfortant vaillamment ses amis et ses soudoyers ; et leur montroit un petit fils qu’elle avoit, qu’on appeloit Jean, ainsi que le père, et leur disoit : « Ha ! seigneurs, ne vous déconfortez mie, ni ébahissez pour monseigneur que nous avons perdu ; ce n’étoit qu’un seul homme : véez ci mon petit enfant qui sera, si Dieu plaît, son restorier, et qui vous fera des

  1. Il paraît que le comte de Montfort, voyant qu’il ne pouvait compter sur la fidélité des Nantais, traita lui-même avec le duc de Normandie auquel il se rendit, sauve la vie. Guillaume de Saint-André, auteur contemporain, prétend que le traité fut beaucoup moins désavantageux pour le comte de Montfort ; qu’il ne rendit Nantes au duc de Normandie que comme un dépôt que celui-ci devait lui remettre dans l’état où il l’avait reçu ; mais qu’il fut trompé par le duc et retenu prisonnier, malgré les saufs-conduits en bonne forme dont il était muni de sa part.
  2. Le comte de Montfort ne mourut point en prison. Dès le 1er septembre 1343, le parlement avait ordonné qu’il fût élargi à certaines conditions, ainsi que le rapporte du Tillet. Cet arrêt ne fut point mis à exécution : mais le comte de Montfort trouva moyen de s’évader vers la fin d’avril ou le commencement de mai 1345, déguisé en marchand. Il passa aussitôt en Angleterre où il fit hommage à Édouard, pour le duché de Bretagne, le 20 mai, comme on l’a remarqué ci-dessus, et toujours poursuivi par la mauvaise fortune, il revint mourir au château de Hennebont en Bretagne, le 26 septembre de la même année.