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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CLV.


Comment les seigneurs de France se partirent de Paris pour aller en Bretagne, et comment ceux de Chastonceaux se rendirent à eux.


Quand tous ces seigneurs, le duc de Normandie, le comte d’Alençon, le duc de Bourgogne, le duc de Bourbon et les autres seigneurs, barons et chevaliers qui devoient aller avec messire Charles de Blois pour lui aider à reconquérir la duché de Bretagne, ainsi que vous avez ouï, furent prêts et leurs gens appareillés, ils se partirent de Paris les aucuns, et les autres de leurs lieux, et s’en allèrent les uns après les autres, et s’assemblèrent en la cité d’Angiers ; puis s’en allèrent jusques à Ancenis, qui est la fin du royaume à ce côté de là ; et séjournèrent là endroit trois jours pour mieux ordonner leur conroy et leur charroi. Quand ils eurent ce fait, ils issirent hors pour entrer au pays de Bretagne. Quand ils furent aux champs, ils considérèrent leur pouvoir et estimèrent leur ost à cinq mille armures de fer, sans les Gennevois, qui étoient là trois mille, si comme j’ai ouï recorder ; et les conduisoient deux chevaliers de Gennes ; si avoit nom l’un messire Othes Dorie[1] et l’autre messire Charles Grimaut ; et si y avoit grand’plenté de bidaux et d’arbalétriers que conduisoit messire Le Gallois de la Baume. Quand toutes ses gens furent issus d’Ancenis, ils se trairent par devant un très fort châtel séant haut sur une montagne par dessus une rivière[2], et l’appelle-t-on Chastonceaux, et est la clef et l’entrée de Bretagne ; et étoit bien garni et bien fourni de gens d’armes, auquel avoit deux vaillans chevaliers qui en étoient capitaines, dont l’un avoit nom messire Mille et l’autre messire Walran ; et étoient de Lorraine.

Quand le duc de Normandie et les autres seigneurs que vous avez ouï nommer, virent le châtel si fort, ils eurent conseil qu’ils l’assiégeroient ; car, si ils passoient avant et ils laissoient une telle garnison derrière eux, ce leur pourroit tourner à grand dommage et à ennui. Si l’assiégèrent tout autour, et y firent plusieurs assauts, mêmement les Gennevois qui s’abandonnèrent durement et follement pour eux mieux montrer à ce commencement. Si y perdirent de leurs compagnons par plusieurs fois, car ceux du châtel se défendirent durement et sagement ; si que les seigneurs demeurèrent grand’pièce devant, ainçois qu’ils le pussent avoir. Mais au dernier ils firent grand attrait de merriens et de velourdes, et les firent mener par force de gens jusques aux fossés du châtel, et puis firent assaillir trop fortement ; si que, tout en assaillant, ils firent emplir ces fossés de ces merriens, tant que on pouvoit bien, qui vouloit et qui étoit couvert, aller jusques aux murs du châtel, combien que ceux du châtel se défendissent si bien et si vassalement que on ne pourroit mieux deviser, comme de traire, de jeter pierres, chaux, et feu ardent à grand’foison ; et ceux de dehors avoient fait chas[3] et instrumens parquoi on piquoit les murs, tout à couvert. Que vous en ferois-je long conte ? Ceux du châtel virent bien qu’ils n’auroient point de secours et qu’ils ne se pourroient longuement tenir, puisque on pertuisoit les murs ; et si savoient bien qu’ils n’auroient point de merci, s’ils étoient pris par force. Si eurent conseil ensemble qu’ils se rendroient, sauves leurs vies et leurs membres, ainsi qu’ils firent ; et les prirent les seigneurs à merci. Ainsi fut gagné par ces seigneurs françois ce premier châtel que on appelle Chastonceaux, dont ils eurent moult grand’joie, car il leur sembla que ce fût bon commencement de leur entreprise.


CHAPITRE CLVI.


Comment les seigneurs de France assiégèrent Nantes où le comte Montfort étoit ; et là eut maintes escarmouches le siége durant.


Quand le duc de Normandie et les autres seigneurs eurent conquis Chastonceaux, si comme vous avez ouï, le duc de Normandie, qui étoit souverain de tous, le livra tantôt à messire Charles de Blois, comme sien ; et y mit dedans bon châtelain et grand’foison de gens d’armes pour garder l’entrée du pays et pour conduire ceux qui viendroient après eux. Puis se délogèrent

  1. Son nom est Antonio Doria. Il était un des chefs des Gibelins de Gênes, tandis que Charles Grimaldi était du parti des Guelfes. Philippe de Valois avait pris en 1338 à son service vingt galères armées par les Gibelins de Gênes et vingt autres armées par les Guelfes de Monaco. Antonio Doria commandait les quarante galères. Il fut créé amiral de France en 1339.
  2. La Loire.
  3. Espèce de galerie couverte faite de pièces de bois, sous laquelle on approchait, sans danger, des murs d’une place assiégée.