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LIVRE I. — PARTIE I.

lors il tenoit la saisine et possession ; et avec tout ce tout le grand trésor qu’il avoit trouvé et dépendu. Si lui fut avis, pour le moins mauvais, qu’il lui valoit mieux qu’il courrouçât le roi et s’en rallât paisiblement devers Bretagne, que il demeurât à Paris en danger et en si périlleuse aventure. Ainsi qu’il pensa ainsi fut fait : si monta à cheval paisiblement et ouvertement, et se partit, à si peu de compagnie, qu’il fut ainçois en Bretagne revenu que le roi ni autres, fors ceux de son conseil, sçussent rien de son département ; mais pensoit chacun qu’il fût dehaité en son hôtel.

Quand il fut revenu de-lez la comtesse sa femme, qui étoit à Nantes, il lui conta son aventure ; puis s’en alla, par le conseil de sa femme, qui avoit bien cœur de lion et d’homme, par toutes les cités, châteaux et bonnes villes qui étoient à lui rendues, et établit partout bons capitaines, et si grand’plenté de soudoyers à pied et à cheval, qu’il y convenoit, et grands pourvéances de vivres à l’avenant ; et paya si bien tous soudoyers à pied et à cheval que chacun le servoit volontiers. Quand il eut tout ordonné, ainsi qu’il appartenoit, il s’en revint à Nantes de-lez sa femme et de-lez les bourgeois de la cité, qui durement l’aimoient, par semblant, pour les grands courtoisies qu’il leur faisoit. Or me tairai un petit de lui et retournerai au roi de France et à son neveu messire Charles de Blois.


CHAPITRE CLIV.


Comment les douze pairs et les barons de France jugèrent que messire Charles de Blois devoit être duc de Bretagne ; et comment ledit messire Charles les prie qu’ils lui veuillent aider.


Chacun doit savoir que le roi de France fut durement courroucé, aussi fut messire Charles de Blois, quand ils sçurent que le comte de Montfort leur fût ainsi échappé, et s’en étoit allé, ainsi que vous avez ouï. Toutes voies ils attendirent jusques à la quinzaine que les pairs et les barons de France devoient rendre leur jugement de la duché de Bretagne. Si l’adjugèrent à messire Charles de Blois, et en ôtèrent le comte de Montfort par deux raisons ; l’une pourtant que la femme de messire Charles de Blois, qui étoit fille du frère germain du duc qui mort étoit, de par le père dont la duché venoit, étoit plus prochaine que n’étoit le comte de Montfort, qui étoit d’un autre père, qui oncques n’avoit été duc de Bretagne ; l’autre raison si étoit que, s’il fût ainsi que le comte de Montfort y eût aucun droit, si l’avoit-il forfait par deux raisons ; l’une pourtant qu’il l’avoit relevée d’autre seigneur que du roi de France, de qui on la devoit tenir en fief ; l’autre raison pour ce qu’il avoit trépassé le commandement de son seigneur le roi et brisé son arrêt et sa prison, et s’en étoit parti sans congé.

Quand ce jugement fut rendu par pleine sentence de tous les barons, le roi appela messire Charles de Blois et lui dit : « Beau neveu, vous avez jugement pour vous de bel héritage et grand ; or vous hâtez et pénez de le reconquérir sur celui qui le tient à tort ; et priez tous vos amis qu’ils vous veuillent aider à ce besoin ; et je ne vous y faudrai mie : ains vous prêterai or et argent, et dirai à mon fils le duc de Normandie qu’il se fasse chef avec vous ; et vous prie et commande que vous vous hâtiez, car si le roi anglois notre adversaire, de qui le comte de Montfort a relevé la duché de Bretagne, y venoit, il nous pourroit porter grand dommage, et ne pourroit avoir plus belle entrée pour venir par deçà, mêmement quand il auroit le pays et les forteresses de Bretagne de son accord. »

Adonc messire Charles de Blois s’inclina devant son oncle, en le remerciant durement de ce qu’il disoit et promettoit. Si pria tantôt le duc de Normandie son cousin, le comte d’Alençon son oncle, le duc de Bourgogne, le comte de Blois son frère, le duc de Bourbon, messire Louis d’Espaigne, messire Jacques de Bourbon, le comte d’Eu, connétable de France, et le comte de Ghines son fils, le vicomte de Rohan, et en après, tous les comtes et les princes et les barons qui là étoient, qui tous lui convenancèrent qu’ils iroient volontiers avec lui et avec leur seigneur de Normandie, chacun à tant de gens et de compagnie qu’il pourroit avoir. Puis se partirent tous les princes et les barons de deçà et de partout, pour eux appareiller et pour faire leurs pourvéances, ainsi qu’il leur besognoit, pour aller en si lointain pays et en si diverses marches ; et bien pensoient qu’ils ne pourroient avenir à leur entente sans grand contraire.