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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Si se saisit de la ville tantôt et du fort châtel, et mit ses gens dedans et ses garnisons ; et puis se traist à tout son ost par devant la cité de Vennes, et fit tant parler et traiter aux bourgeois et à ceux de Vennes, qu’ils se rendirent à lui et lui firent féauté et hommage comme à leur seigneur. Si établit en la cité toutes manières d’officiers et y séjourna deux jours. Le tiers jour il se partit et alla assiéger un très fort châtel que on appelle la Roche-Periou. Si en étoit châtelain un chevalier et moult gentil homme que on appelle messire Olivier de Clisson, cousin germain au seigneur de Clisson ; et séjourna devant, à siége fait, plus de dix jours que oncques ne put trouver voie par quoi on pût le château gagner, si fort étoit-il ; et si ne pouvoit trouver accord au gentil chevalier par quoi il voulsist obéir à lui, ni par promesses, ni par menaces qu’il lui put faire. Si s’en partit atant le comte, et laissa le siége jusques à tant que plus grand pouvoir lui venroit, et alla assiéger un autre châtel à dix lieues près de là, que on appeloit château d’Auroy ; et en étoit châtelain un moult gentil chevalier que on appeloit messire Geffroy de Malestroit, et avoit à compagnon messire Yvon de Treseguidy. Le dit comte fit assaillir deux fois celui châtel ; mais il vit qu’il y pouvoit plus perdre que gagner ; si s’accorda à une trêve et à jour de parlement, par le pourchas de messire Hervey de Léon, qui adonc étoit avec lui. Le parlement se porta si bien que au dernier ils furent bons amis, et firent les deux chevaliers féauté et hommage au dit comte, et demeurèrent gardiens du dit châtel et de celui pays de par ledit comte.

Atant se partit le comte de là, et mena son ost par devant un autre château assez près de là que on appelle Goy-la-Forêt. Celui qui en étoit châtelain véoit que le comte avoit grand ost et que tout le pays se rendoit à lui ; si que, par l’ennort et conseil messire Hervey de Léon, avec qui il avoit été grand compain en Grenade et en Prusse[1] et en autres étranges contrées, il s’accorda audit comte, et lui fit féauté ; et demeura gardien du dit châtel de par le comte.

Tantôt après, le comte se partit de là et s’en alla pardevers Craais, bonne ville et fort châtel, et avoit dadans un évêque qui sire en étoit[2]. Cet évêque étoit oncle au dit messire Hervey de Léon ; si que, par le conseil et l’amour dudit messire Hervey, il s’accorda au dit comte, et le reconnut à seigneur, jusques à ce que autre viendroit avant, qui plus grand droit montreroit pour avoir la duché de Bretagne. Car toujours le dit évêque faisoit protestation que toute la manière du traité et de l’accord fait entre lui et mon seigneur Hervey de Léon son neveu seroient nuls, au cas qu’il viendroit aucun hoir plus prochain du comte de Montfort, et qui pourroit montrer avoir meilleur droit en la duché de Bretagne ; et que à celui-ci il feroit féauté et hommage et se rendroit à lui avec toutes ses forteresses et tout son pays. Et toutes ces choses fit-il ennuis ; ni jamais ne s’y fût accordé bonnement, si n’eût été par l’admonestement et sermon du dit monseigneur Hervey de Léon son neveu, qui sur ce lui montra tant de belles raisons que au dernier il s’accorda au dit monseigneur le comte de Montfort et lui fit féauté et hommage, ainsi que vous avez ci-devant ouï recorder. Après ces choses ainsi accordées et faites, le dit évêque de Craais fit tantôt ouvrir les portes de la bonne ville, et du châtel de Craais avec, qui siéd sur la mer ; et puis entra dedans le comte de Montfort, monseigneur Hervey de Léon, monseigneur Henry de Pennefort et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers. Et l’ost demeura entour la ville, et se logea chacun au mieux qu’il put, et fourragèrent sur le plat pays, ni rien ne

  1. Alain le Gal, évêque de Quimper.
  2. Les habitans de la Prusse, qui étaient presque tous païens, ayant défait dans une bataille, Conrad, duc de Mazovie, il implora contre eux le secours du pape et de l’empereur. Frédéric II proposa aux chevaliers de l’ordre Teutonique, qui avaient été obligés d’abandonner la Palestine, de tenter la conquête de la Prusse, et engagea le duc de Mazovie à leur céder Culm et Dobrzin. Ils s’y établirent vers l’année 1226, et ne cessèrent depuis cette époque de faire la guerre aux Prussiens jusqu’à leur entière soumission à l’ordre Teutonique et leur conversion au christianisme. Les chevaliers des différentes nations de l’Europe, avides de gloire, surtout de celle qui s’acquérait en combattant contre les infidèles, s’empressaient d’aller servir sous les étendards du grand-maître des chevaliers teutons, et de satisfaire ainsi leur passion pour la guerre, en même temps qu’ils gagnaient les pardons et les indulgences que les papes accordaient à tous ceux qui prenaient les armes contre les ennemis de la foi. L’ardeur des chevaliers français pour les expéditions de Prusse est attestée par tous nos historiens.