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LIVRE I. — PARTIE I.

que ceux qui étoient de leur accord se traissent d’une part avec eux. Il s’en traist tant de ceux qui étoient de leur lignage, qu’ils furent bien deux mille tous d’un accord. Quand l’autre commun vit ce, il se commença à émouvoir et à crier durement sur les grands bourgeois, disant sur eux laides paroles et vilaines ; et au dernier leur coururent sus et en tuèrent grand’foison. Quand les grands bourgeois se virent à tel meschef, ils crièrent merci, et dirent qu’ils s’accorderoient à la volonté du commun et du pays. Adonc cessa le hutin, et coururent ceux du commun ouvrir les portes, et rendirent la dite cité au comte de Montfort, et lui firent féauté et hommage, grands et petits, et le reconnurent à seigneur : aussi fit le chevalier messire Henry de Pennefort, et fut retenu de son conseil.


CHAPITRE CLI.


Comment ceux de Hainnebon, de Vennes, d’Auroy, de Goy-la Forêt et ceux de Craais se rendirent au comte de Montfort.


Adonc entra le comte de Montfort en la cité de Rennes à grand’fête ; et fit son ost tout coi loger aux champs ; et fit la paix et l’accord entre les grands bourgeois et le commun ; et puis établit baillis, prévôt, échevins, sergens, et tous autres officiers ; et séjourna en la cité trois jours, pour reposer, et tout son ost aussi, et pour avoir avis qu’il feroit de là en avant. Le quart jour il fit son ost déloger, et eut conseil de soi retraire vers un des forts châteaux et forte ville, sans comparaison, de toute Bretagne, que on appeloit Hainnebon ; et siéd droitement sur un bon port de mer, et en va le fleuve tout autour par grands fossés.

Quand messire Henry de Pennefort, qui étoit rendu au comte et avoit juré son conseil, vit que le comte se trairoit pardevers Hainnebon, dont Olivier de Pennefort son frère avoit été gouverneur un grand temps, et encore étoit, il eut peur qu’il ne mes-chut à son frère par aucune aventure : si traist le comte d’une part à conseil et lui dit : « Sire, je suis de votre conseil, si vous dois féauté ; je vois que vous voulez traire devers Hainnebon ; sachez que le châtel et la ville sont si forts qu’ils ne sont mie à gagner, si comme vous pourriez penser : vous y pourriez seoir et perdre le temps d’un an, ainçois que vous les pussiez avoir par force ; mais je vous dirai, si croire me voulez, comment vous les pourrez avoir. Il fait bon ouvrer par engin, quand on ne peut avant aller par force. Vous me baillerez, s’il vous plaît, jusques à six cents hommes d’armes à faire ma volonté, et je les mènerai devant votre ost par l’espace de quatre lieues, et porterai la bannière de Bretagne devant moi. J’ai un frère dedans qui est gouverneur du châtel et de la ville : tantôt qu’il verra la bannière de Bretagne et il me connoîtra, il me fera ouvrir les portes ; et je entrerai dedans à toutes mes gens, et me saisirai de la ville et des portes, et prendrai mon frère, et vous le rendrai pris et à votre volonté si tôt il n’obéit à moi, mais que vous me promettez que du corps mal ne lui ferez. » — « Par mon chef, dit le comte, nennil ; et vous êtes bien avisé, et vous aimerai mieux que devant à toujours mais, si ainsi faites que je sois seigneur de Hainnebon, de la ville et du châtel. »

Adonc se partit messire Henry de Pennefort de la route du comte de Montfort, en sa compagnie bien six cents armures de fer, et chevaucha un jour tout le jour, et sur le soir il vint à Hainnebon. Quand Olivier Pennefort son frère sçut que messire Henry venoit là, si en eut grand’joie, et cuida tout certainement que ce fut pour lui aider à garder la ville. Si le laissa entrer dedans et ses gens d’armes, et vint contre lui sur la rue. Si tôt que messire Henry le vit, il s’approcha de lui, et lui dit : « Olivier, vous êtes mon prisonnier. » — « Comment, ce répondit Olivier, messire Henry, je me suis confié en vous et cuidois que vous venissiez ci pour me aider à garder cette ville et ce châtel ? » — « Beau frère, dit messire Henry, il ne va point ainsi ; je m’en mets en saisine et possession, de par le comte de Montfort, qui présentement est duc de Bretagne, et à qui j’ai fait féauté et hommage, et toute la plus grand’partie du pays : si lui obéirez aussi, et encore vaut mieux que ce soit par amour que par force ; et vous en saura monseigneur meilleur gré. »

Tant fut Olivier de Pennefort pressé et amonnesté de messire Henry son frère, qu’il s’accorda à lui, et au comte de Montfort aussi qui entra dedans Hainnebon à grand’joie, et fut plus lie de la prise et saisine de Hainnebon que de tels quarante châteaux qui sont en Bretagne ; car il y a bonne ville et grosse, et bon port de mer.