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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Ce duc de Bretagne, quand il trépassa de ce siècle, n’avoit nuls enfans, ni n’eut oncques de la duchesse sa femme, ni n’avoit en espérance d’en avoir. Si avoit un frère par son père qui avoit été, que on appeloit le comte de Montfort[1], qui vivoit adonc, et avoit cil à femme la sœur du comte Louis de Flandre. Ce duc de Bretagne avoit eu un autre frère germain de père et de mère, qui trépassé étoit[2]. Si en étoit demeurée une jeune fille, laquelle le dit duc son oncle avoit mariée à messire Charles de Blois, mains-né fils du comte Guy de Blois et de la sœur du roi Philippe de France, qui adonc régnoit ; et lui avoit promis en mariage la duché de Bretagne après son décès, pourtant qu’il se doutoit que le comte de Montfort son frère ne voulsist clamer droit par proismeté après son décès, combien qu’il ne fût mie son frère germain. Et sembloit au dit duc que la fille de son germain frère devoit être par raison plus prochaine d’avoir la duché de Bretagne après son décès, que le comte de Montfort son frère de père. Et pourtant qu’il avoit toujours douté que le comte de Montfort n’enforçât après son décès le droit de sa jeune nièce par sa puissance, la maria-t-il au dit messire Charles de Blois, à cette intention que le roi Philippe, qui étoit son oncle, lui aidât mieux et plus volontiers à garder son droit encontre le dit comte de Montfort, s’il le vouloit entreprendre.

Si avint tout ce que le dit duc avoit toudis douté ; car si tôt que le comte de Montfort put savoir que le dit duc son frère fut trépassé sur le chemin de Bretagne, il se traist tantôt à Nantes, qui est le chef et la souveraine cité de Bretagne, et fit tant aux bourgeois et à ceux du pays environ, qu’il fut reçu comme seigneur et comme le plus prochain du duc son frère qui trépassé étoit ; et lui firent tous féauté et hommage, comme à duc de Bretagne et à seigneur.

Quand il eut pris la féauté des bourgeois de Nantes et du pays d’entour Nantes, il et la comtesse sa femme, qui bien avoit cœur d’homme et de lion, eurent conseil ensemble qu’ils tiendraient une grand’cour et fête solennelle à Nantes, et manderoient tous les barons et nobles de Bretagne et les conseils des bonnes villes et de toutes les cités, qu’ils voulsissent être et venir à cette cour, pour faire féauté à lui, comme à leur droit seigneur. Quand ce conseil fut accordé, ils envoyèrent grands messages par tous les seigneurs, les cités et les bonnes villes du pays.


CHAPITRE CXLVIII.


Comment ceux de Limoges reçurent le comte de Montfort comme droit seigneur ; et comment les barons de Bretagne ne voulurent venir à son mandement.


Cependant, et la fête attendant, il se partit de Nantes à grand’foison de gens d’armes, et s’en alla vers la bonne cité de Limoges ; car il savoit et étoit informé que le grand trésor que le duc son frère avoit amassé de long temps étoit là enfermé. Quand il vint là, il entra en la cité en grand bobant ; et fut noblement reçu des bourgeois, de tout le clergé et de la communauté de la cité ; et lui firent tous féauté, comme à leur droit seigneur ; et lui fut tout ce grand trésor délivré par le grand accord qu’il acquit aux bourgeois de la cité, par grands dons et promesses qu’il leur fit. Et quand il eut là tant fêté et séjourné qu’il lui plut, il s’en partit atout le grand trésor, et s’en revint droit à Nantes, là où madame sa femme étoit, qui eut grand’joie du grand trésor que son sire avoit trouvé. Si demeurèrent à Nantes tous cois, grand’fête demenans, jusques au jour que la fête devoit être et la grand’cour tenue ; et faisoient grands pourvéances pour cette grand’fête parfournir.

Quand le jour de cette fête fut venu, et nul n’y venoit, pour mandement que fait lui fut, fors un seul chevalier qu’on appeloit messire Hervey de Léon, noble homme et puissant, le comte de Montfort et la comtesse sa femme en furent durement courroucés et ébahis. Si firent leur fête par trois jours des bourgeois de Nantes et des bonnes gens de là entour, au mieux qu’ils purent ; et eurent grand dépit des autres qui n’eurent daigné venir à leur mandement. Et eurent conseil entre eux de retenir soudoyers à cheval et à pied, tous ceux qui venir voudraient, et de départir ce grand trésor que trouvé avoient, pour mieux venir le dit comte à son propos de la

  1. Jean, comte de Montfort, était fils d’Artur II, duc de Bretagne, et d’Ioland de Dreux sa seconde femme.
  2. Guy de Bretagne, comte de Penthièvre, mort en 1335, était fils, ainsi que Jean III, d’Artur II et de Marie, fille de Guy, vicomte de Limoges. Il avait épousé Jeanne d’Avaugour de laquelle il laissa une fille unique nommée Jeanne qui épousa Charles de Blois, fils puiné de Guy, comte de Blois, et de Marguerite, sœur de Philippe de Valois.