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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et entendre de leurs langages ; et disoient les François aux Allemands : « Ha ! ha ! seigneurs, vous n’en irez pas ainsi ; » et se hâtoient pour prendre le pont ; et pas ne savoient la grosse embûche qui étoit au pont, de messire Regnault de Sconnevort et des autres. Si que il fut dit au seigneur de Randeroden : « Sire, sire, avisez-vous ; car il nous semble que ces François nous toldront le pont. » Adonc répondit le sire de Randeroden et dit : « Si ils sèvent un chemin, j’en sçais bien un autre. » Adonc, se retourna sur destre et sa route, et prirent un chemin assez frayé, qui les mena droit à cette petite rivière dessus dite, qui est si noire et si parfonde et si environnée de grands marais. Et quand ils furent là venus, si ne purent passer, mais les convint retourner devers le pont. Et toudis chevauchoient les François les grands galops devers le pont, qui cuidoient ces Allemands coureurs enclore et prendre, ainsi qu’ils avoient jà pris de leurs compagnons ; et par espécial moult y mettoit le sire de Montmorency grand’entente.


CHAPITRE CXL.


Comment le sire de Montmorency fut pris des Allemands, et bien quatre vingt gentils hommes qui étoient sous sa bannière.


Quand les François eurent tant chevauché qu’ils furent près du pont, et ils virent la grosse embûche qui étoit au devant du pont toute armée et ordonnée, et qui les attendoit en très bon convenant, si furent moult émerveillés ; et dirent entr’eux les aucuns qui regardèrent la manière : « Nous chassons trop follement et de léger ; si pourrons-nous plus perdre que gagner ». Donc retournèrent les plusieurs, et par espécial la bannière du seigneur de Saint Sauf-lieu, et le sire aussi ; et messire Charles de Montmorency et sa bannière chevaucha toudis avant, et ne voulut oncques reculer ; mais s’en vint de grand courage assembler aux Allemands, et les Allemands à lui et à ses gens. Là y eut de première venue durs rencontres et fortes joutes, et maint homme renversé d’un côté et d’autre. Ainsi qu’ils assembloient, les coureurs dessus nommés qui costiés les avoient s’en vinrent férir sur eux, et se boutèrent dedans, de plein eslai et de grand’volonté ; et aussi les François les reçurent moult bien.

Or vous dirai une grande appertise d’armes et un grand avis dont messire Regnault de Sconnevort usa à l’assembler, et que on doit bien tenir et recommander à sage fait d’armes. Il, qui étoit adonc en la fleur de sa jeunesse, fort chevalier et roide durement, bien armé et bien monté pour la journée, s’en vint assembler à la bannière du sire de Montmorency qu’il reconnut assez bien ; et s’avisa qu’il se viendroit éprouver à celui qui étoit plus prochain de sa bannière, car il pensoit bien que c’étoit le sire. Ainsi qu’il jeta son avis, il le fit, et férit son cheval des éperons, et passa par force la route, et s’en vint au seigneur de Montmorency, qui étoit dessous sa bannière, bien monté sur un bon coursier ; et le trouva en bon convenant, l’épée au poing, et combattant à tous lez, car il étoit aussi fort chevalier et grand durement ; et lui vint le sire de Sconnevort sur destre, et bouta son bras senestre au frein de son coursier, et puis férit le sien des éperons, en le tirant hors de la bataille, comme vite et fort chevalier. Le sire de Montmorency, qui bien se donna de garde de ce tour, se prit à défendre vassalment comme fort et hardi chevalier, pour soi délivrer de ce péril et des mains du seigneur de Sconnevort ; et féroit à tas de son épée sur le bassinet et sur le dos du seigneur de Sconnevort. Mais le sire de Sconnevort, qui bien étoit armé et monté, brisoit les coups à la fois et les recevoit moult vassalment. Et tant fit par son effort, voulût ou non le sire de Montmorency, qu’il le créanta prisonnier. Et les autres se combattoient ; et là furent bons chevaliers messire Arnoul de Randenroden, messire Henry de Kakeren, messire Thielemans de Saussy, messire Bastien de Warvasies et Candoelier son frère et messire Robert de Glennes qui prit un homme d’armes en bon convenant, qui s’armoit de gueules à trois faulx d’or. Et firent adonc tant les Allemands et leur route qu’ils obtinrent la place, et prirent bien quatre vingt prisonniers, tous gentils-hommes, dessous la bannière messire Charles de Montmorency ; et repassèrent le pont sans dommage, et vinrent en l’ost devant Tournay, et ralla chacun à sa partie ; et se désarmèrent, et puis allèrent voir les seigneurs, dont ils furent bien fêtés, le comte de Hainaut et messire Jean de Hainaut son oncle, et plusieurs autres grands seigneurs qui là étoient.