Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/186

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
118
[1340]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sèrent outre la dite rivière, ainsi que proposé l’avoient, bien quatre cents tous habiles et légers, et en grand’volonté de bien faire la besogne.

Ainsi fut Mortaigne environnée à trois portes, des Hainuyers, et tous prêts d’assaillir. Mais le plus foible des côtés, c’étoit celui devers Mandé ; et si y faisoit-il fort assez. Toutefois le sire de Beaujeu vint cette part très bien pourvu de défendre, car bien savoit qu’il n’avoit que faire d’autre part ; et tenoit un glaive roide et fort à un long fer bien acéré ; et dessous ce fer avoit un havet aigu et prenant, si que, quand il avoit lancé et il pouvoit sacher en fichant le havet en plates[1] ou en haubergeon[2] dont on étoit armé, il convenoit que on s’en venist ou que on fût renversé en l’eau. Par cette manière en attrapa-t-il et noya ce jour plus d’une douzaine ; et fut à cette porte l’assaut plus grand que autre part. Et rien n’en savoit le comte de Hainaut qui étoit du côté devers Briffeuil tout rangé sur le rivage de l’Escaut. Et avisèrent là les seigneurs entre eux voie et engin comment on pourroit tous les pilotis, dont on avoit piloté l’Escaut, ôter et traire hors par force ou par soubtilleté, par quoi on pût nager jusques aux murs. Si ordonnèrent et avisèrent à faire une grosse nef ou engin, qui tous les pût attraire hors par force, l’un après l’autre. Adonc furent charpentiers mandés et mis en oeuvre, et le dit engin fait en une nef.

Aussi ce même jour levèrent ceux de Valenciennes un très bel engin et bien jetant, qui portoit les grosses pierres jusques dedans la ville et au château, et travailloit durement ceux de Mortaigne. Ainsi passèrent ce premier jour et la nuit ensuivant, en assaillant, avisant et devisant comment ils pourroient grever Mortaigne. Et lendemain se trairent à l’assaut de tous côtés. Encore n’étoit point le second jour fait l’engin qui devoit traire les pilots hors : mais l’engin de Valenciennes jetoit ouniement à ceux de Mortaigne.


CHAPITRE CXXXVI.


Comment ceux de Mortaigne rompirent l’engin de ceux de Valenciennes, qui moult les grevoit, par un autre engin qu’ils firent.


Le tiers jour fut la nef toute ordonnée et avalée, et l’engin dedans assis et appareillé pour traire hors les pilotis ; lors commencèrent à aller ceux qui s’en mêloient au dessus dit pilotis, et commencèrent à ouvrer, si comme commandé leur fut. Si s’affichèrent à ôter les pilots, dont il en y ayoit en l’Escaut semé grand’foison. Mais tant de peine et de labeur eurent, ainçois qu’ils en pussent avoir un, que merveilles fut à penser. Si regardèrent et considérèrent les seigneurs que jamais ils n’auroient fait : si commencèrent à cesser cet ouvrage. D’autre part il y avoit dedans Mortaigne un maître engigneur qui avisa et considéra l’engin de ceux de Valenciennes, et comment il grevoit leur forteresse ; si en leva un au châtel, qui n’étoit mie trop grand, et l’attrempa bien et à point, et ne le fit jeter que trois fois, dont la première pierre chey tomba à douze pas de l’engin de Valenciennes, la seconde au pied de la huche, et la tierce pierre fut si bien appointée qu’elle férit l’engin parmi la flèche et la rompit en deux moitiés. Adonc fut grand’ la huée des soudoyers de Mortaigne contre ceux de Valenciennes pour leur engin qui étoit rompu au milieu et l’allèrent regarder à grand’merveille.


CHAPITRE CXXXVII.


Comment le comte de Hainaut se partit du siége de Mortaigne et s’en retourna au siége de Tournay ; et comment il prit la forteresse de Saint-Amand.


Ainsi furent les Hainuyers devant Mortaigne deux nuits et trois jours que rien n’y conquirent. Si eurent le comte de Hainaut et messire Jean de Hainaut son oncle avis et volonté de eux retraire au siége de Tournay, et donnèrent congé à ceux de Valenciennes ; et le comte et ses chevaliers revinrent en l’ost devant Tournay, et se tinrent là environ trois jours. Et puis fit le dit comte une prière aux compagnons pour les amener devant Saint-Amand, car les plaintes étoient venues à lui que les soudoyers de Saint-Amand avoient arse l’abbaye de Hanon, et s’étoient mis en peine d’ardoir Vicogne, et avoient fait plusieurs dépits aux frontières de Hainaut ; par quoi le dit comte vouloit ces forfaitures contrevenger. Si se partit du dit siége de Tournay à bien trois mille

  1. Armure faite de lames de fer.
  2. Le haubergeon était une cotte de mailles qui couvrait la poitrine jusqu’au défaut des côtes et descendait jusqu’aux genoux. Les nobles et les chevaliers avaient seuls le droit de la porter. Elle se mettait sur le gambeson.