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LIVRE I. — PARTIE I.

Robert de Bailleul sa bannière devant, que un sien écuyer portoit qui s’appeloit Jacques de Fourvies, en écriant : « Moriaumez ! » Les Hainuyers qui jà étoient échauffés aperçurent la bannière de Moriaumez qui étoit toute droite : si cuidèrent que ce fût la leur où ils se devoient radresser ; car moult petite différence y avoit de l’une à l’autre, car les armes de Moriaumez sont barrées, contrebarrées à deux chevrons de gueules et sur le chevron messire Robert portoit une petite croisette d’or. Si ne l’avisèrent mie bien, et pour ce en furent déçus, et s’en vinrent de fait bouter dessous la bannière messire Robert ; et furent les Hainuyers fièrement reboutés et tous déconfits ; et y furent morts trois bons chevaliers de leur côté, messire Jean de Wargni, messire Gauthier de Pontelarche, messire Guillaume de Pipempois et plusieurs autres bons écuyers et hommes d’armes, dont ce fut dommage, et pris messire Jean de Sorce, messire Daniel de Saint-Blaise, messire Rasses de Monceaux, messire Louis de Juppaleu et plusieurs autres ; et retourna au mieux qu’il put messire Guillaume de Bailleul qui se sauva, quoiqu’il en perdit assez de ses gens.

D’autre part messire Waflart de la Croix qui s’étoit bouté et repu entre marais et roseaux, et se cuidoit là tenir jusques à la nuit, fut aperçu d’aucuns compagnons qui chevauchoient parmi ces marais et voloient de leurs oiseaux ; et étoient au seigneur de Saint-Venant. Si firent si grand’noise et si grand bruit que messire Waflart issit hors tout déconfit et se vint rendre à eux, qui le prirent et l’amenèrent en l’ost, et le délivrèrent à leur maître, qui le tint un jour tout entier en son logis ; et l’eut volontiers sauvé s’il l’eût pu, pour cause de pitié, car bien savoit qu’il étoit pris sur la tête. Mais il fut encusé ; car les nouvelles vinrent au roi de France de la besogne comment elle étoit allée, et de messire Waflart qui avoit été pris, où et comment : pourquoi le roi en voulut avoir la connoissance. Si lui fut rendu le dit messire Waflart, qui eut moult mal exploité et mal finé ; car le dit roi, pour complaire à ceux de Lille, pourtant qu’ils lui avoient rendu le comte de Salebrin et le comte de Suffolch, leur rendit messire Waflart de la Croix, qui grand temps les avoit guerroyés ; dont ceux de la ville furent moult joyeux, pourtant qu’il leur avoit été grand ennemi ; et le firent mourir en leur ville, ni oncques n’en voulurent prendre aucune rançon. Ainsi finit honteusement monseigneur Waflart de la Croix.


CHAPITRE CXXXV.


Comment le comte de Hainaut se partit du siége de Tournay et alla assiéger Mortaigne et commanda à ceux de Valenciennes qu’ils y vinssent.


De l’advenue messire Robert de Bailleul et des Liégeois, qui avoient rué jus les Hainuyers, fut le roi Philippe tout joyeux, et en loua grandement ceux qui y avoient été. D’autre part le comte de Hainaut et ceux qui leurs amis avoient perdus en furent moult courroucés ; ce fut bien raison. Or avint, assez tôt après que cette chevauchée fut avenue, le comte de Hainaut, messire Jean de Hainaut son oncle, messire Girard de Werchin, sénéchal de Hainaut, et bien six cent lances de Hainuyers et Allemands, se partirent du siége de Tournay et s’en vinrent devant Mortaigne ; et manda le dit comte de Hainaut à ceux de Valenciennes qu’ils vinssent d’autre part et se missent entre l’Escarp et l’Escaut pour assaillir la ville : lesquels y vinrent en grand arroi, et firent charrier et amener grands engins pour jeter à la ville. Or vous dis que le sire de Beaujeu, qui étoit dedans, capitaine de Mortaigne et un moult sage guerroyeur, s’étoit bien douté de ces assauts, pourtant que Mortaigne siéd si près de l’Escaut et de Hainaut de tous côtés. Si avoit fait piloter la dite rivière de l’Escaut, afin que on y pût nager ; et y pouvoit avoir par droit compte plus de douze cents pilotis. Pour ce ne demeura mie que le comte de Hainaut et les Hainuyers n’y vinssent de l’un des côtés et ceux de Valenciennes de l'autre. Si se ordonnèrent et appareillèrent et sans délai pour assaillir ; et firent les Valenciennois tous leurs arbalétriers traire avant et approcher les barrières : mais il y avoit si grand tranchis de fossés qu’ils n’y pouvoient avenir. Lors s’avisèrent les aucuns qu’ils passeroient outre l'Escarp, comment qu’il fut, au dessous du Château l'Abbaye[1], et viendroient de côté devers Saint-Amand, et feroient assaut à la porte qui ouvre devers Mandé. Si passèrent aucuns compagnons volonteux aux armes, et firent tant qu’ils pas-

  1. Abbaye au sud de Mortagne, entre la Scarpe et l’Escaut.