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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Dame au Bois et du Crousage ; et étoient bien les François six vingt soudoyers, et emmenoient devant eux deux cents grosses bêtes, et aucuns prisonniers paysans du pays. Adonc étoit leur capitaine, de par le seigneur de Beaujeu, un chevalier de Bourgogne qui s’appeloit messire Jean de Frelai. Sitôt que les Allemands les virent, ils les écrièrent fièrement et se boutèrent de grand randon entre eux ; et là eut bon hutin et dur ; car le chevalier bourguignon se mit à défense hardiment, et les aucuns de sa route ; non pas tous, car il en y eut plusieurs bidaux qui fuirent ; mais ils furent de si près enchâssés des Allemands et des vilains du pays, qui les suivoient, à plançons et à bourlets, que peu en échappèrent qu’ils ne fussent morts et aterrés. Et y fut messire Jean de Frelai pris, et toute la proie rescousse et rendue aux hommes du pays, qui grand gré en sçurent aux Allemands. Depuis cette avenue s’en vinrent les chevaliers devant Tournay, où ils furent les bien venus.


CHAPITRE CXXXIV.


Comment aucuns Hainuyers, par l’ennortement de messire Waflart de la Croix, s’en allèrent escarmoucher en l’ost du roi de France, qui furent déconfits ; et comment le dit messire Waflart fut mort.


Assez tôt après ce que le roi de France s’en fut venu loger à ost au pont à Bovines, se mit une compagnie de Hainuyers sus, par l’ennort messire Waflart de la Croix, qui leur dit qu’il savoit tout le pays et connoissoit, et qu’il les meneroit en tel lieu sur l’ost de France où ils gagneroient. Si se partirent à son ennort, et pour faire aucun beau fait d’armes, une journée, environ six vingt compagnons chevaliers et écuyers, tout pour l’amour l’un de l’autre, et chevauchèrent devant le pont à Tressin ; et firent de messire Guillaume de Bailleul leur chef, et à sa bannière se devoient tous rallier. Cette même matinée chevauchoient les Liégeois, dont messire Robert de Bailleul, frère germain du dit messire Guillaume, étoit chef, de par les Liégeois ; car adonc il étoit, et faire le devoit, avec l’évêque de Liège. Si avoient les Liégeois passé le pont à Tressin et étoient épars en ces beaux plains entre Tressin et Baisieu[1], et étoient en fourrage pour leurs chevaux, et pour voir aussi s’ils trouveroient aucune aventure où ils pussent profiter. Les Hainuyers chevauchèrent cette matinée qu’ils ne trouvèrent aucun de rencontre, car il faisoit si grand’bruine qu’on ne pouvoit voir un demi bonnier[2] de terre loin, et passèrent le pont baudement et sans encontre, et messire Waflart de la Croix devant qui les menoit. Quand ils furent tout outre, ils ordonnèrent que Guillaume de Bailleul et sa bannière demeureroient au pont, et messire Waflart de la Croix, et messire Rasses de Monceaux, et messire Jean de Sorce et messire Jean de Wargni courroient devant. Si se départirent les coureurs, et chevauchèrent si avant qu’ils s’embatirent en l’ost du roi de Behaingne et de l’évêque de Liége, qui assez près du pont étoient. Et avoit la nuit fait le guet en l’ost du roi de Behaingne le sire de Rodemach ; et jà étoit sur son département, quand les coureurs hainuyers vinrent. Si leur saillirent au-devant hardiment quand ils les virent venir ; et aussi les Liégeois s’estourmirent et reboutèrent ces coureurs moult âprement ; et y eut là adonc moult bon poingnis, car Hainuyers vassalement s’éprouvèrent. Toutefois, pour revenir à leur bannière, ils se mirent devers le pont ; lors vissiez Liégeois et Lucemboursins après eux venir au pont. Là y eut grand’bataille ; et fut conseillé à messire Guillaume de Bailleul qu’il repassât le pont et sa bannière, car ils avoient encore de leurs compagnons outre. Si repassèrent Hainuyers au mieux qu’ils purent ; et y eut au passer mainte belle appertise d’armes faite, mainte prise, mainte rescousse. Et avint que messire Waflart de la Croix fut si coité[3] qu’il ne put repasser le pont. Si douta le péril et qu’il ne fut pris. Si s’avisa qu’il se sauveroit, et issit hors de la presse le mieux qu’il put, et prit un chemin qu’il connoissoit assez, et se vint bouter dedans un marais entre roseaux et crolières ; et se tint là un grand temps. Et les autres toujours se combattoient ; lesquels Liégeois et Lucemboursins avoient jà rué jus et abattu la bannière messire Guillaume de Bailleul. À ce coup vinrent ceux de la route messire Robert de Bailleul qui venoient de courir, et entendirent le hutin : si chevauchèrent cette part ; et fit passer messire

  1. Ces lieux, ainsi que Bouvines, sont situés entre Lille et Tournay
  2. Mesure de terre encore usitée aujourd’hui dans toute la Flandre.
  3. Serré de près, hâté.