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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Et cils l’ouïrent volontiers, et firent passer avant tout bellement les autres avec leur charge, et entrèrent tous en la porte des barrières qui leur fut ouverte. Messire Guillaume de Douglas avoit bien vu que le portier avoit toutes les clefs de la grand’porte du châtel ; et avoit couvertement demandé au portier laquelle défermoit la grand’porte et laquelle le guichet. Quand la porte des barrières fut ouverte, si comme vous avez ouï, ils mirent dedans les chevalets, et en déchargèrent deux, qui portoient le charbon, droitement sur le seuil de la porte, afin que on ne la pût reclorre ; puis prirent le portier et le tuèrent si paisiblement qu’oncques ne dit mot, et prirent les chefs et deffermèrent les portes du château : puis corna le dit messire Guillaume de Douglas un cor, et jetèrent lui et ses douze compagnons leurs cotes déchirées jus, et renversèrent les autres sacs de charbon au travers de la porte, parquoi on ne la put clorre. Quand les autres compagnons, qui étoient embûchés assez près de là, ouïrent le cor, ils saillirent hors de l’embûchement et coururent contre mont la voie du châtel, tant qu’ils purent.

La guette du châtel, qui dormoit adonc, s’éveilla au son du cor, et vit gens monter hâtivement contre mont le châtel tous armés : si commença à corner et à crier tant qu’il put : « Trahi ! trahi ! seigneurs, trahi ! armez-vous tôt et appareillez, car vez-ci gens d’armes qui approchent cette forteresse. » Adonc s’éveilla le châtelain et tous ceux de laiens, qui s’armèrent sitôt qu’ils purent, et vinrent tous accourans à la porte pour la refermer, mais on leur devéa ; car messire Guillaume et ses douze compagnons leur défendirent.

Adonc monteplia grand hutin entre eux ; car ceux du châtel eussent volontiers la porte refermée pour leurs vies sauver : car ils apercevoient bien qu’ils étoient trahis, et ceux qui avoient bien accompli leur emprise et leur désir se penoient tant qu’ils pouvoient du tenir ; et tant firent par leur prouesse qu’ils tinrent l’entrée, tant que ceux de l’embûche furent parvenus à eux. Lors se commencèrent à ébahir ceux du châtel, car ils virent bien qu’ils étoient surpris : si s’efforcèrent de défendre le châtel et de leurs ennemis remettre hors s’ils eussent pu, et firent tant d’armes que merveilles étoit à regarder, et par espécial messire Gautier de Limosin qui bien y besognoit, car il étoit mestier. Mais au dernier leur défense ne les put sauver, combien qu’ils tuèrent et navrèrent aucuns de ceux de dehors, que le dit messire Guillaume de Douglas et ses compagnons ne gagnassent le fort château par force, et occirent le plus de ceux qui le gardoient, excepté le châtelain et six écuyers qu’ils prirent à mercy. Si demeurèrent laiens tout le jour ; puis y établirent châtelain un gentilhomme du pays bon écuyer qui s’appeloit Simon de Wileby et avec lui grand’foison de bons compagnons, tous hommes de fief du roi d’Escosse. Ainsi fut repris le fort châtel de Haindebourch en Escosse ; et en vinrent les certaines nouvelles au roi anglois, tandis qu’il séoit devant Tournay : auquel siége nous retournerons, car il est heure.


CHAPITRE CXXXII.


Comment ceux de Tournay mirent hors de la cité toutes povres gens ; et comment le roi de France fit son mandement pour les secourir.


Vous avez ci-dessus bien ouï recorder comment le roi d’Angleterre avoit assiégé la bonne cité de Tournay, et moult la contraignoit ; car il avoit en son ost plus de six vingt mil hommes d’armes, parmi les Flamands, qui s’acquittoient bien de l’assaillir ; et l’avoient les assiégeurs tellement environnée de tous côtés, que rien ne leur pouvoit venir, entrer, ni issir, qu’il ne fût tantôt hapé et aperçu. Et pour ce que les pourvéances de la cité commencèrent à amenrir, les seigneurs de France qui là étoient firent vuider toutes manières de povres gens, qui pourvus n’étoient pour attendre l’aventure, et les mirent hors à plein jour, hommes et femmes, et passèrent parmi l’ost du duc de Brabant, qui leur fit grâce ; car il les fit conduire sauvement tout outre l’ost.

Le roi anglois entendit par ceux et par autres que la cité étoit durement étreinte : il en fut joyeux, et pensa bien qu’il la conquerroit, combien longuement ni quels frais il y mît.

D’autre part le roi de France qui se tenoit à Arras, et fut toute la saison, entendit que ceux de Tournay étoient moult contraints, et qu’ils avoient grand mestier d’étre confortés. Si s’ordonna à ce qu’il les conforteroit, à quel meschef que ce fût ; car il ne vouloit mie perdre une telle