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LIVRE I. — PARTIE I.

devant Tournay, et leur promit aider de puissance de gens et d’avoir. Si que, en ce temps que le siége fut devant Tournay, ces seigneurs d’Escosse se pourvurent, à la requête du roi de France, pour une grand’chevauchée sur les Anglois. Quand ils furent bien pourvus de grands gens ainsi qu’il leur falloit, ils se partirent de la forêt de Gedeours, et allèrent par toute Escosse reconquérir des forteresses celles qu’ils purent ravoir, et passèrent outre la bonne cité de Bervich et la rivière de Thyne, et entrèrent au pays de Northonbrelande qui jadis fut royaume. Là trouvèrent bêtes grasses en grand’foison : si gâtèrent tout le pays, et ardirent jusques à la cité de Duremme, et assez outre ; puis s’en retournèrent par un autre chemin, gâtant et ardant le pays, tant qu’ils détruisirent bien en cette chevauchée trois journées loin du pays d’Angleterre, et puis rentrèrent dedans le pays d’Escosse, et reconquirent toutes les forteresses que les Anglois tenoient, hormis la bonne cité de Bervich et trois autres forts châteaux, qui leur faisoient trop grand ennui et souvent, par les vaillans gens qui les gardoient et le pays d’entour aussi. Et sont encore ces trois châteaux si forts, que à peine pourroit-on trouver si forts en nul pays ; et appelle-t-on l’un Sturmeling, l’autre Rosebourch et le tiers et le souverain d’Escosse Haindebourch. Le châtel d’Haindebourch sied sur une haute roche, par quoi on voit tout le pays d’environ ; et est la montagne si roide que à peine y peut un homme monter, sans reposer deux fois ou trois, et aussi un cheval à demie charge ; et étoit celui adonc qui faisoit plus de contraires à ces seigneurs d’Escosse et à leurs gens ; et en étoit châtelain et gardien pour le temps un vaillant chevalier anglois qui s’appeloit messire Gautier de Limosin, frère germain de messire Richard de Limosin qui si vaillamment se tint et défendit à Thun-l’Évêque contre les François.


CHAPITRE CXXXI.


Comment messire Guillaume de Douglas prit le fort château de Haindebourch par grand engin et par grand’soubtiveté.


Or avint, en ce temps que le siége se tenoit devant Tournay, et que ces seigneurs d’Escosse, si comme dessus est dit, chevauchoient parmi le pays d’Escosse, reconquérant les forteresses à leur loyal pouvoir, que messire Guillaume de Douglas s’avisa d’un grand fait et périlleux et d’une grand’soubtiveté, et la découvrit à aucuns de ses compagnons, au comte Patris, à messire Simon Fresel, qui avoit été maître et gardien du roi David d’Escosse, et à Alexandre de Ramesay, qui tous s’y accordèrent et se mirent en cette périlleuse aventure avec le bon chevalier dessus dit ; et prirent bien deux cents compagnons de ces Escots sauvages, pour faire une embûche, ainsi que vous orrez. Ces quatre seigneurs et gouverneurs de tous les Escots, qui savoient la pensée l’un de l’autre, entrèrent en mer à toute leur compagnie, et firent pourvéance d’avoine, de blanche farine, de charbon et de feures ; puis arrivèrent paisiblement à un port qui étoit à trois lieues près de ce fort châtel de Haindebourch, qui les contraignoit plus et grévoit que tous les autres. Quand ils furent arrivés, ils issirent hors par nuit, et prirent dix ou douze des compagnons ès quels ils se confioient le plus, et se vêtirent de povres cotes déchirées et de povres chapeaux, en guise de povres marchands, et chargèrent douze petits chevalets[1] de douze sacs, les uns remplis d’avoine, les autres de farine, et les autres de charbon et de feures, et envoyèrent leurs autres compagnons embûcher en une vague abbaye et gâtée, là où nul ne demeuroit, et étoit assez près du pied de la montagne sur quoi le châtel séoit. Quand jour fut, ces marchands, qui étoient couvertement armés, s’émurent et mirent à chemin vers le châtel atout les chevalets chargés, ainsi que vous avez ouï. Quand ils vinrent au milieu de la montagne, qui étoit si roide comme vous oyez, le dit messire Guillaume et messire Simon Fresel allèrent devant, et firent tant qu’ils vinrent jusqu’au portier, et lui dirent qu’ils avoient amené en grand’paour[2] bled, avoine et charbon, et s’ils en avoient mestier ils leur vendroient volontiers et à bon marché. Le portier répondit que voirement en auroient-ils bon mestier en la forteresse, mais il étoit si matin qu’il n’oseroit éveiller le seigneur de la forteresse ni le maître d’hôtel, mais qu’ils les fissent venir avant et il leur ouvriroit la première porte.

  1. Les chevaliers se piquaient d’avoir de grands et forts chevaux et laissaient les petits chevaux aux marchands. Les jumens étaient surtout dédaignées : on regardait une jument comme une monture avilissante pour des chevaliers.
  2. En grande peur.