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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

mais ceux amena-t-il à Valenciennes ; et les fêta et honora grandement, par espécial, le duc de Brabant et Jaquemart d’Artevelle. Et là prêcha le dit d’Artevelle, emmy le marché, devant tous les seigneurs et ceux qui le purent ouïr, et montra de quel droit le roi d’Angleterre avoit eu la chalange de France, et aussi quelle puissance les trois pays avoient, c’est à savoir, Flandre, Hainaut et Brabant, quand ils étoient d’un accord et d’une alliance ensemble ; et fit tant adonc par ses paroles et son grand sens, que toutes manières de gens qui l’ouïrent et entendirent dire qu’il avoit grandement bien parlé et par grand’expérience ; et en fut de tous moult loué et prisé ; et dirent qu’il étoit bien digne de gouverner et exercer la comté de Flandre.

Après ces choses faites et devisées, les seigneurs se partirent là l’un de l’autre, et prirent un bref jour d’être ensemble à Gand de-lez le roi d’Angleterre : ce fut le huitième jour après. Et vinrent vers le roi anglois, qui les reçut à grand’chère, et les fêta moult liement, et aussi fit la roine d’Angleterre, Philippe de Hainaut, qui nouvellement étoit relevée d’un fils qui s’appeloit Jean, et fut depuis duc de Lancastre, de par madame Blanche sa femme, fille au duc de Lancastre, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire. Adonc fut pris et assigné certain jour de parlement à être à Vilvort tous les seigneurs et leurs conseils et les conseils des bonnes villes de leurs pays. Si se partirent du roi d’Angleterre et s’en r’alla chacun en son lieu, attendant que le terme devoit venir pour être à Vilvort, si comme dessus est dit. Or vous conterons du roi de France et d’aucunes de ses ordonnances qu’il fit, depuis qu’il sçut que le roi anglois étoit arrivé en Flandre.


CHAPITRE CXXIV.


Comment le roi Philippe, quand il sçut l’arrivée du roi anglois, se partit de Thun-l’Évêque et envoya bonnes gens d’armes en garnison sur les frontières de Flandre.


Quand le roi Philippe de France sçut la vérité de son armée sur mer, comment ils avoient été déconfits, et que le roi anglois son adversaire étoit arrivé paisiblement en Flandre, si en fut durement courroucé, mais amender ne le put : si se délogea et se retraist vers Arras, et donna à une partie de ses gens congé, jusques à tant qu’il orroit autres nouvelles. Mais il envova messire Godemar du Fay à Tournay pour là aviser des besognes, et penser que la cité fût bien pourvue ; car il se doutoit plus des Flamands que d’autrui ; et mit le seigneur de Beaujeu en Mortaigne pour faire frontières contre les Hainuyers ; et envoya grand’foison de gens d’armes à Saint-Omer, et à Aire, et à Saint-Venant, et pourvéy suffisamment tout le pays sur les frontières de Flandre.

En ce temps régnoit un roi de Sicile qui s’appeloit Robert[1], et avoit la fame et la renommée d’être très grand astronomien, et défendoit tant comme il pouvoit au roi de France et à son conseil que point ne se combattît au roi anglois, car le dit roi anglois devoit être trop fortuné en toutes besognes ; et eût le dit roi Robert vu volontiers qu’on eût les dessus dits rois mis à accord et à fin de leur guerre ; car il aimoit tant la couronne de France que ennuis eût vu sa désolation. Si étoit le dit roi venu en Avignon devers le pape Clément[2] et le collège, et leur avoit montré les périls qui pouvoient être en France, par le fait des guerres des deux rois ; et encore avec ce les avoit priés et requis qu’ils se voulsissent ensonnier d’eux appaiser, pourtant qu’il les véoit si émus en grand’guerre où nul n’alloit au devant. De quoi le pape Clément VI et les cardinaux lui en répondirent tout à point, et dirent qu’ils y entendroient volontiers, mais que les rois les en voulsissent ouïr.

  1. Robert dit le Bon, roi de Naples et comte de Provence, petit-fils de Charles d’Anjou qui perdit la Sicile par suite des Vêpres siciliennes. C’est à tort que Froissart appelle Robert roi de Sicile, puisqu’il ne posséda jamais cette île. Quoiqu’il ne fût que le troisième fils de Charles II dit le Boiteux, il parvint à éliminer son neveu de la succession de ses États de Naples et de Provence, qu’il se fit conférer par le pape Clément VI. Il fut longtemps le chef du parti Guelfe en Italie, et après une vie très agitée, il mourut en 1343 dans son royaume de Naples, quelque temps après être revenu d’un voyage qu’il avait fait dès l’année 1338 en Provence, comme le dit justement Froissart, pour empêcher, s’il était possible, la guerre déclarée entre l’Angleterre et la France et intéresser eu sa faveur le pape Benoît XII contre Pierre fils de Frédéric, qui avait pris le titre de roi de Sicile. Robert avait beaucoup d’amour pour les lettres, et c’était à son érudition pédantesque, exaltée par les gens de lettres comblés de ses bienfaits, bien plus qu’à la prospérité de son pays et à la gloire de ses armes, qu’il dut sa réputation d’étre le roi le plus sage de la chrétienté. Pétrarque, en 1341, fit choix de Robert pour lui faire subir son examen avant son couronnement.
  2. Benoit XII vivait encore et ne mourut qu’en 1342.