Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/174

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
106
[1340]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Normands que le roi de France tenoit sur mer, et qui plusieurs fois lui avoient fait grand dommage, et tant que ars et robé la bonne ville de Hautonne et conquis Cristofle, son grand vaisseau, et occis ceux qui le gardoient et conduisoient. Donc répondit le roi anglois : « J’ai de long-temps désiré que je les pusse combattre ; si les combattrons, s’il plaît à Dieu et à Saint George ; car voirement m’ont-ils fait tant de contraires, que j’en veuil prendre la vengeance, si je y puis avenir. » Lors fit le roi ordonner tous ses vaisseaux et mettre les plus forts devant, et fit frontière à tous côtés de ses archers ; et entre deux nefs d’archers en y avoit une de gens d’armes ; et encore fit-il une bataille sur-côtière, toute pure d’archers, pour réconforter, si mestier étoit, les plus lassés. Là il y avoit grand’foison de dames d’Angleterre, de comtesses, baronnesses, chevaleleresses et bourgeoises de Londres, qui venoient voir la reine d’Angleterre à Gand, que vue n’avoient un grand temps, et ces dames fit le roi anglois bien garder et soigneusement, à trois cents hommes d’armes ; et puis pria le roi a tous qu’ils voulsissent penser de bien faire et garder son honneur ; et chacun lui enconvenança.


CHAPITRE CXXI.


Comment le roi d’Angleterre et les Normands et autres se combattirent durement ; et comment Cristofle le grand vaisseau fut reconquis des Anglois.


Quand le soi d’Angleterre et son maréchal eurent ordonné les batailles et leurs navies bien et sagement, ils firent tendre et traire les voiles contre mont, et vinrent au vent, de quartier, sur destre, pour avoir l’avantage du soleil, qui en venant leur étoit au visage. Si s’avisèrent et regardèrent que ce leur pouvoit trop nuire, et détrièrent un petit, et tournoyèrent tant qu’ils eurent vent à volonté. Les Normands qui les véoient tournoyer s’émerveiloient trop pourquoi ils le faisoient, et disoient : « Ils ressoignent et reculent, car ils ne sont pas gens pour combattre à nous. » Bien véoient entre eux les Normands, par les bannières, que le roi d’Angleterre y étoit personnellement : si en étoient moult joyeux, car trop le désiroient à combattre. Si mirent leurs vaisseaux en bon état, car ils étoient sages de mer et bon combattans ; et ordonnèrent Cristofle, le grand vaisseau que conquis avoient sur les Anglois en cette même année, tout devant, et grand’foison d’arbalétriers gennevois dedans pour le garder et traire et escarmoucher aux Anglois, et puis s’arroutèrent grand’foison de trompes et de trompettes et de plusieurs autres instrumens, et s’en vinrent requerre leurs ennemis. Là se commença bataille dure et forte de tous côtés, et archers et arbalétriers à traire et à lancer l’un contre l’autre diversement et roidement, et gens d’armes à approcher et à combattre main à main asprement et hardiment ; et parquoi ils pussent mieux avenir l’un à l’autre, ils avoient grands crocs et havets de fer tenans à chaînes ; si les jetoient dedans les nefs de l’un à l’autre et les accrochoient ensemble, afin qu’ils pussent mieux aherdre et plus fièrement combattre. Là eut une très dure et forte bataille et maintes appertises d’armes faites, mainte lutte, mainte prise, mainte rescousse. Là fut Cristofle le grand vaisseau auques de commencement reconquis des Anglois, et tous ceux morts et pris qui le gardoient et défendoient. Et adonc y eut grand’huée et grand’noise, et approchèrent durement les Anglois, et repourvurent incontinent Cristofle ce bel et grand vaisseau de purs archers qu’ils firent passer tout devant et combattre aux Gennevois.


CHAPITRE CXXII.


Comment les Anglois déconfirent les Normands qu’oncques n’en échappa pied que tous ne fussent mis à mort.


Cette bataille dont je vous parle fut félonneuse et très horrible ; car bataille et assaut sur mer sont plus durs et plus forts que sur terre : car là ne peut-on reculer ni fuir ; mais se faut vendre et combattre et attendre l’aventure, et chacun en droit soi montrer sa hardiesse et sa prouesse. Bien est voir que messire Hue Kieret étoit bon chevalier et hardi, et aussi messire Pierre Bahuchet et Barbevoire, qui au temps passé avoient fait maint meschef sur mer, et mis à fin maint Anglois. Si dura la bataille et la pestillence de l’heure de prime[1] jusques à haute nonne. Si pouvez bien croire que ce terme durant il y eut maintes appertises d’armes faites ; et convint là les Anglois souffrir et endurer grand’peine, car leurs ennemis étoient quatre contre un et toutes gens

  1. Depuis six heures du matin jusqu’après midi.