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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

sur la rivière d’Escaut, les François devers France et les Hainuyers sur leur pays, couroient les fourreurs fourrer partout où trouver en pourroient d’un côté et d’autre : mais point ne s’entr’encontroient ni trouvoient, car la rivière d’Escaut étoit entre deux. Mais les François parardirent et coururent tout le pays d’Ostrevant, ce qui demeuré y étoit, et les Hainuyers tout le pays de Cambrésis.

Et là vint en l’aide du comte de Hainaut, et à sa prière, Jaquemart d’Artevelle à plus de soixante mille Flamands, tous bien armés, et se logèrent puissamment à l’encontre des François. Quand ils furent venus, moult en fut le comte de Hainaut lie, car son ost étoit grandement renforcé. Si manda par ses hérauts au duc de Normandie son cousin, que bataille se pût faire entre eux, et que ce seroit blâme pour toutes les parties, si grands gens d’armes qui là étoient se départoient sans bataille.

Le duc de Normandie répondit à la première fois qu’il en auroit avis. Cet avis et conseil fut si long que les hérauts adonc s’en partirent sans réponse certaine ; dont il avint que le tiers jour après, le comte de rechef y envoya, pour mieux savoir l’intention du dit duc et des François. Le duc répondit qu’il n’en étoit encore pas conseillé de combattre ni de y mettre journée ; et dit encore ainsi que le comte étoit trop hâtif. Quand le comte ouït ces paroles, si lui semblèrent un détriement : si manda tous les plus grands barons de son ost, et premièrement le duc de Brabant son grand seigneur[1] et tous les autres en suivant ; et puis leur montra son intention et les réponses du duc de Normandie ; si en demanda à avoir conseil. Adonc regardèrent-ils chacun l’un l’autre et ne voulut nul répondre premier. Toute fois le duc de Brabant parla, pourtant que c’étoit le plus grand de l’ost et tenu le plus sage : si dit que, de faire un pont, ni de combattre aux François, il n’étoit mie d’accord ; car il savoit de certain que le roi anglois devoit prochainement passer la mer et venir assiéger la cité de Tournay : « Et lui avons, ce dit le duc, promis et juré foi, amour et aide de nous et des nôtres. Donc si nous combattions maintenant, et fortune fut contre nous, il perdroit son voyage, ni nul confort il n’auroit de nous ; et si la journée étoit pour nous, il ne nous en sauroit gré, car c’est son intention que jà sans lui, qui est chef de cette guerre, nous ne nous combattions au pouvoir de France. Mais quand nous serons devant Tournay, et il avec nous, et nous avec lui, et le roi de France sera d’autre part, ennuis se départiront si grands gens sans combattre. Si vous conseille, beau fils, que vous départez de ci, car vous y séjournez à grands frais ; et donnez congé à toutes manières de gens d’armes, et s’en revoist chacun en son lieu ; car dedans dix jours vous orrez nouvelles du roi d’Angleterre. »

À ce conseil se tint la plus grand’partie des seigneurs qui là étoient, mais il ne plut mie encore très bien au comte de Hainaut ; et pria aux seigneurs et aux barons tous en général qui là étoient qu’ils ne voulsissent pas encore départir : car ce seroit trop grandement, ce lui sembloit, contre son honneur, si les François n’étoient combattus ; et lui eurent tous en convent. À ces paroles issirent-ils de parlement et se retrait chacun en son logis. Trop volontiers se fussent partis ceux de Bruxelles et de Louvaing, car ils étoient si tanés que plus ne pouvoient ; et en parlèrent plusieurs fois au duc leur seigneur, et lui montrèrent qu’ils gissoient là à grands frais et rien n’y faisoient.


CHAPITRE CXIX.


Comment le comte de Hainaut envoya de rechef messire Jean de Hainaut au dit duc pour lui requérir bataille, et quelle réponse il eut.


Quand le comte de Hainaut vit son conseil varier, et qu’ils n’étoient mie bien d’accord de passer la rivière d’Escaut et de combattre les François, si en fut durement courroucé. Si appela un jour son oncle messire Jean de Hainaut, et lui dit : « Bel oncle, vous monterez à cheval et chevaucherez selon cette rivière, et appellerez qui que ce soit homme d’honneur en l’ost françois ; et direz, de par moi, que je leur livrerai pont pour passer, mais que nous ayons trois jours de répit ensemble tant seulement pour le faire, et que je les vueil combattre, comment que ce soit. » Le sire de Beaumont, qui véoit son neveu en grand désir de combattre ses ennemis, lui accorda volontiers, et dit qu’il iroit et feroit le mes-

  1. Cette expression ne peut s’entendre de la suzeraineté, puisque le Hainaut ne relevait point du Brabant : Froissart a voulu seulement désigner par là l’espèce de supériorité que les liens du sang donnaient au duc de Brabant sur le comte de Hainaut qui avait épousé sa fille.