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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rent à point, et puis chevauchèrent tout souef jusques adonc qu’ils vinrent au logis du duc. Quand ils durent approcher, ils férirent chevaux des éperons tous d’un randon et se plantèrent en l’ost du duc, en écriant : « Fauquemont ! Fauquemont ! » et commencèrent à couper cordes, à ruer et abattre tentes et pavillons par terre, et à occire et découper gens, et d’eux mettre en grand meschef. L’ost se commença à émouvoir, et toutes gens à armer et à traire celle part où la noise et le butin étoit. Quand le sire de Fauquemont vit que point étoit, il se retraist arrière en retraiant ses gens tout sagement ; et adonc fut mort, des François, le sire de Péquegny, Picard, et fiancé prisonnier le vicomte de Quesnes et le Borgne de Rouvroy, et durement blessé messire Antoine de Kodun.

Quand le sire de Fauquemont eut faite son emprise, et il vit que le temps fut et que l’ost s’émouvoit, il se partit, et toutes ses gens, et repassèrent la rivière de Selles, sans dommage, car point ne furent poursuis ; et chevauchèrent depuis tout bellement ; et vinrent environ soleil levant au Quesnoy, où le maréchal de Hainaut se tenoit, messire Thierry de Walecourt, qui leur ouvrit la porte et les reçut liement. Et d’autre part, le duc de Normandie fut moult courroucé de ses gens que on avoit occis et blessés et fiancés prisonniers ; et dit : « Agar[1] ! comment ces Hainuyers nous réveillent. »

À lendemain, au point du jour, fit tromper les trompettes en l’ost le duc de Normandie : si s’armèrent et ordonnèrent toutes manières de gens, et mirent à pied et à cheval, et arroutèrent le charroi, et passèrent la dite rivière de Selles, et entrèrent de rechef en Hainaut, car le duc vouloit venir devers Valenciennes et aviser comment il la pourroit assiéger. Ceux qui chevauchoient devant, c’est à savoir, le maréchal de Mirepoix, le sire de Noyers, le Gallois de la Baume et messire Thibaut de Moreuil à bien quatre cents lances, sans les bidaux, s’envinrent devant le Quesnoy, et approchèrent la ville jusques aux barrières, et firent semblant de l’assaillir ; mais elle étoit si bien pourvue de bonnes gens d’armes et de grand’artillerie[2] qu’ils y eussent perdu leur peine. Toutes voies, ils escarmouchèrent un petit devant les barrières, mais on les fit retraire ; car ceux du Quesnoy descliquèrent canons et bombardes qui jetoient grands carreaux[3]. Si se doutèrent les François de leurs chevaux, et se retrairent pardevers Wargni ; et ardirent Wargni le grand et Wargni le petit, Fielainnes, Fumars, Semeries, Artre, Artenel, Saulin, Curgies, Estreu et Aunoi ; et en voloient les flaméches et les tisons en la ville de Valenciennes. Et puis vinrent les coureurs vers Valenciennes, endementres que les François ordonnoient leurs batailles sur le mont de Chastres, près de Valenciennes ; et se tenoient là en grand’étoffe, et moult richement. Dont il avint que environ deux cents lances des leurs, dont le sire de Craon, le sire de Maulevrier, le sire de Matefelon et le sire d’Avoir étoient conduiseurs, s’avalèrent devers Maing, et vinrent assaillir une forte tour quarrée, qui pour le temps étoit à Jean Bernier de Valenciennes : depuis fut-elle à Jean de Neufville. Là eut grand assaut, dur et fort, et dura presque tout le jour, ni on n’en pouvoit les François faire partir. Si y en eut-il morts cinq ou six ; et si bien se tinrent et défendirent ceux qui la gardoient qu’ils n’y eurent point de dommage. Si s’en vinrent le plus de ces François à Trith, et cuidèrent de première venue là passer l’Escaut ; mais ceux de la ville avoient défait le pont et défendoient le passage roidement et fièrement ; et jamais à cet endroit ne l’eussent les François conquis, mais il en y eut entr’eux de ceux qui connoissoient le passage, la rivière et le pays. Si

  1. Agar ou Aga, mot usité encore dans plusieurs provinces, pour signifier, vois ! regarde !
  2. Quoique les canons ne fussent pas encore d’un usage ordinaire, ils étaient connus en France avant cette époque. On s’en servait pour l’attaque et la défense des places dès l’année 1338, comme nous l’apprenons d’un registre de la chambre des comptes de Paris. Barthélemy de Drach, trésorier des guerres, porte sur ses comptes de cette année, une somme d’argent donnée à Henry de Famechon, pour avoir poudre et autres choses nécessaires aux canons qui étaient devant Puy-Guillaume. Mais on convient assez généralement qu’avant la journée de Crécy on ne s’en servait point dans les batailles. On pourrait même douter, à la rigueur, si on en fit usage à Crécy, puisque aucun des historiens contemporains ne fait mention d’un fait aussi remarquable, excepté Villani, étranger, éloigné du théâtre de la guerre, et de qui, par conséquent, le silence des historiens français et anglais, témoins, pour ainsi dire, des faits qu’ils racontent, affaiblît singulièrement le témoignage.
  3. Espèce de flèche dont la pointe était triangulaire. On donnait aussi ce nom à de gros traits d’arbalétriers. Les éclats de la foudre ont reçu depuis le nom de carreaux, parce qu’ils sont comme un trait rapide.