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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

soit mainte saillie et mainte envaie sur ceux de Cambray, et leur portoit plusieurs détourbiers, et couroit presque tous les jours devant leurs barrières. En cet état et cette doute les tint-il un grand temps, et tant que il avint que un jour, moult matin, il étoit parti de sa garnison de Thun, environ six vingt armures de fer en sa compagnie, et s’en vinrent courir devant Cambray, et jusques aux barrières. La noise et le haro monta, et tant que plusieurs gens en furent effrayés ; et s’arma chacun qui mieux mieux, et montèrent à cheval ceux qui avoient chevaux, et vinrent à la porte où l’escarmouche étoit et où messire Gille de Mauny avoit rebouté ceux de Cambray. Si issit chacun qui mieux mieux contre les ennemis. Entre les Cambrésiens avoit un jeune châtelain, appert homme d’armes durement, et étoit Gascon, et s’appeloit Guillaume Marchant : si se mit hors aux champs monté sur un bon coursier, la targe[1] au col, le glaive au poing, et armé de toutes pièces. Si éperonna tout devant de grand courage ; et messire Gille de Mauny le vit venant vers lui, qui ne désiroit autre chose que la joute : si en fut tout joyeux, et éperonna aussi moult roidement vers lui. Si se consuirent de leurs glaives sans épargner l’un l’autre nullement ; donc ainsi chéy à messire Guillaume Marchant qu’il atteignit messire Gille de Mauny si roidement, qu’il lui perça la targe de son glaive et toutes ses armures, et lui mit le glaive de-lez le cœur, et lui fit passer le fer de l’autre côté, et l’abattit jus de son cheval, navré à mort. De cette joute furent ses compagnons moult ébahis, et ceux de Cambray trop réjouis. Si se recueillirent tous ensemble : là eut, je vous dis, de première venue, très bons poingnis et forts, et plusieurs des uns et des autres renversés par terre, et maintes appertises d’armes faites. Finalement ceux de Cambray obtinrent la place et reboutèrent leurs ennemis, et en navrèrent et meshaignèrent aucuns, et les chassèrent bien avant, et retinrent messire Grignard de Mauny, ainsi navré qu’il étoit, et l’emportèrent en Cambray, à grand’joie, et le firent tantôt désarmer et regarder à sa plaie et bien mettre à point ; et eussent volontiers vu qu’il fût réchappé de ce péril ; mais il ne put, ainçois mourut dedans le second jour après.

Quand il fut mort, ils regardèrent qu’il en étoit bon à faire : si eurent conseil que le corps ils renverroient devers ses deux frères Jean et Thierry, qui se tenoient adonc en la garnison de Bouchain en Ostrevant. Car combien que le pays de Hainaut ne fût point en guerre, si se tenoient les frontières de France toutes closes et sur leur garde. Si ordonnèrent adonc un sarcueil assez honorable, et le mirent dedans, et le recommandèrent à deux Frères Mineurs, et envoyèrent le corps messire Grignard de Mauny à ses deux frères Jean et Thierry, qui le reçurent à grand’douleur. Depuis ils le firent porter aux Cordeliers à Valenciennes, et là fut-il enseveli.

Après ces ordonnances, les deux frères de Mauny s’en vinrent loger au châtel de Thun-l’Évêque, que leur frère avoit un grand temps tenu, et firent forte guerre à ceux de la cité de Cambray, en contrevengeant la mort de leur frère.


CHAPITRE C.


Comment le roi de France donna congé à ceux de Cambray de faire guerre au comte de Hainaut et comment ils prirent la ville de Haspre et l’ardirent toute et pillèrent.


Vous devez savoir qu’en ce temps, de par le roi Philippe de France, étoit messire Godemar du Fay tout capitaine de la cité de Tournay et de Tournésis et des forteresses environ. Et adonc aussi étoit le sire de Beaujeu dedans Mortaigne sur Escaut, le sénéchal de Carcassonne[2] en la ville de Saint-Amand, messire Aimery de Poitiers en Douay, messire le Gallois de la Beaume, le sire de Villiers, le maréchal de Mirepoix[3], le sire de Moreuil en la cité de Cambray ; et ne désiroient ces chevaliers et ces soudoyers, de par le roi de France, autre chose, fors que ils pussent courir en Hainaut, pour piller et gagner, et pour le pays mettre en guerre. Aussi l’évêque de Cambray, messire Guillaume d’Ausonne, y rendoit grand’peine, et étoit tout coi à Paris de-lez le roi de France, et se complaignoit à lui, quand il chéoit à point, trop amèrement des

  1. Espèce de bouclier ainsi nommé parce qu’il était recouvert de cuir bouilli, tergum.
  2. Hugues de la Roque était sénéchal de Carcassonne en cette année.
  3. Jean de Levis II du nom, appelé maréchal de Mirepoix, ou maréchal de la Foi, titre devenu héréditaire aux aînés de sa maison depuis Guy Ier, qui fut maréchal de l’armée des Croisés contre les Albigeois, sous le comte de Montfort, et devint possesseur de la terre de Mirepoix en Languedoc.