Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/155

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1340]
87
LIVRE I. — PARTIE I.

riniers au roi de France en cet hiver maint grand pillage ; et par espécial ils conquirent la belle grosse nef qui s’appeloit Christophe[1], toute chargée d’avoir et de laines que les Anglois amenoient en Flandre, laquelle nef avoit coûté moult d’avoir au roi anglois à faire faire : mais ses gens la perdirent sur ces Normands, et furent tous mis à mort ; et en firent depuis les François maint parlement, comme ceux qui furent grandement réjouis de ce conquêt.

Encore subtilloit et imaginoit le roi de France nuit et jour comment il se pourrait venger de ses ennemis, et par espécial de messire Jean de Hainaut qui lui avoit fait, si comme il étoit informé, plusieurs dépits, comme amener le roi anglois en Cambrésis et en Thierasche et ars tout le pays. Si escripsit et manda le roi à messire Jean de Beaumont seigneur de Vervins[2], au vidame de Châlons[3], à messire Jean de Bove[4], à messire Jean et à messire Girard de Loré que ils missent une chevauchée et armée de compagnons sus, et entrassent en la terre de messire Jean de Hainaut, et l’ardissent sans déport.

Les dessus dits obéirent au mandement du roi ; de ce fut raison ; et se cueillirent secrétement, tant qu’ils furent bien cinq cents armures de fer, et vinrent une matinée devant la ville de Chimay, et cueillirent toute la proie, dont ils y en trouvèrent grand’foison ; car les gens du pays ne s’en donnoient garde, et ne cuidassent que les François dussent passer si avant, ni chevaucher outre les bois de Thiérasche. Mais si firent, et ardirent tous les faubourgs de Chimay, et grand’foison de villages là environ, et presque toute la terre de Chimay, excepté les forteresses ; et puis se retrairent en Aubenton en Thiérasche, et là départirent-ils leur pillage et leur butin.

Ces nouvelles et ces complaintes en vinrent à messire Jean de Hainaut, qui se tenoit adonc à Mons en Hainaut, de-lez le comte son neveu ; si en fut durement courroucé ; ce fut bien raison ; et aussi fut le comte son neveu, car son oncle tenoit cette lettre de lui : néanmoins ils s’en souffrirent tant qu’à présent, et n’en montrèrent nul semblant de contrevenger au royaume de France.

Avec ces dépits il avint que les soudoyers qui se tenoient en la cité de Cambray issirent hors de Cambray, et vinrent à une petite forte maison dehors Cambray, qui s’appeloit Relengues, laquelle étoit à messire Jean de Hainaut ; et la gardoit un sien fils bâtard qu’on appeloit messire Jean le Bâtard ; et pouvoient être avec lui environ vingt cinq compagnons. Si furent assaillis un jour tout le jour ; mais trop bien se défendirent ; au soir ceux de Cambray se retrairent en leur cité, qui menacèrent à leur département grandement ceux de Relengues ; et dirent bien que jamais n’entendroient à autre chose, si les auroient conquis et la maison abattue. Sur ces paroles les compagnons de Relengues s’avisèrent, et regardèrent la nuit qu’ils n’étoient mie assez forts pour eux tenir contre ceux de Cambray, puisqu’ils les vouloient ainsi accueillir ; car avec tout ce, qui bien les ébahissoit, il avoit si fort gelé qu’on pouvoit bien venir jusques aux murs sur les fossés tous engelés. Si eurent conseil qu’ils se partiroient, ainsi qu’ils firent ; et troussèrent tout ce qui étoit leur, et vuidèrent environ minuit, et boutèrent le feu dedans Relengues. À lendemain au matin ceux de Cambray la vinrent parardoir et abattre ; et messire Jean le Bâtard et ses compagnons s’en vinrent à Valenciennes et puis ils se départirent et s’en ralla chacun en son lieu. Et ainsi alla-t-il de la maison monseigneur Jean de Hainaut qui en fut durement courroucé.


CHAPITRE XCIX.


Comment ceux de Cambray et ceux de Thun-l’Évêque se combattirent durement, et furent ceux de Thun-l’Évêque déconfits, et leur capitaine navré à mort.


Vous avez ci-dessus bien ouï recorder comment messire Gautier de Mauny prit, par prouesse et par fait d’armes, le châtel de Thun-l’Évêque, et y mit dedans en garnison un sien frère que moult aimoit, qu’on appeloit messire Gille dit Grignard de Mauny, et un certain nombre de compagnons aventureux avec lui. Cil fai-

  1. Les Chroniques et le continuateur de Nangis placent cet événement sous l’année 1138. Suivant leur récit, les Français prirent deux nefs ou grandes barques appartenant à Édouard, nommées l’une Édouarde, l’autre Christophe. Le combat dura près d’un jour entier et coûta la vie à plus de mille Anglais ; la perte des Français fut beaucoup moins considérable.
  2. Froissart veut probablement parler de Jean de Coucy, dit de Vervins, seigneur de Bosmont ou Boimont.
  3. La vidamie de Châlons appartenait à la maison de Châtillon.
  4. Ce Jean de Bove parait être de la première maison de Coucy, dont le nom originaire était Boves.