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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Mais nonobstant ce que on lui dit et montra par belles raisons, et les défenses et les doutes du roi Robert de Sicile son cher cousin, si étoit-il en grand’volonté et en bon désir de combattre ses ennemis : mais il fut tant detrié que la journée passa sans bataille, et se retraist chacun en son logis[1].

Quand le comte de Hainaut vit qu’on ne se combattroit point, il se partit, et toutes ses gens, et s’en vint ce soir arrière au Quesnoy. Et le roi anglois, le duc de Brabant et les autres seigneurs se mirent au retour, et firent charger et trousser tous leurs harnois, et vinrent gésir ce vendredi[2] près d’Avesnes en Hainaut et là environ ; et lendemain ils prirent tous congé l’un à l’autre ; et se départirent les Allemands et les Brabançons, et s’en ralla chacun en son lieu. Si revint le roi anglois en Brabant[3] avec le duc de Brabant son cousin. Or vous parlerons du roi de France comment il persévéra.


CHAPITRE XCIV.


Comment le roi de France donna congé à ses gens d’armes, et comment il envoya gens d’armes à Tournay en garnison et ès villes marchissans à l’Empire.


Ce vendredi que les François et les Anglois furent ainsi ordonnés pour batailler à Buironfosse, quand ce vint après nonne, le roi Philippe retourna en son logis tout courroucé, pourtant que la bataille n’étoit point adressée ; mais ceux de son conseil le rapaisèrent et lui dirent ainsi, que noblement et vassalment il s’y étoit porté ; car il avoit hardiment poursuivi ses ennemis, et tant fait qu’il les avoit boutés hors du royaume, et que il convenoit le roi anglois faire moult de telles chevauchées ainçois qu’il eût conquis le royaume. Le samedi[4] au matin donna le roi congé à toutes manières de gens d’armes, à comtes, ducs, barons, chevaliers ; et remercia les chefs des seigneurs moult courtoisement, quand si appareillement ils l’étoient venus servir. Ainsi se défit et rompit cette grosse chevauchée. Si se retraist chacun en son lieu : le roi de France s’en revint à Saint-Quentin ; et là ordonna-t-il une grand’partie de ses besognes, et envoya gens d’armes par ses garnisons, espécialement à Tournay, à Lille, à Douay et à toutes les villes marchissans sur l’Empire, et envoya dedans Tournay messire Godemar du Fay, souverain capitaine et garde de tout le pays d’environ, et messire Édouard de Beaujeu dedans Mortaigne. Et quand il eut ordonné une partie de ses besognes à son entente et à sa plaisance, il se retraist devers Paris.


CHAPITRE XCV.


Comment le roi d’Angleterre tint un grand parlement à Bruxelles ; et de la requête qu’il y fit aux Flamands.


Or parlerons-nous un petit du roi anglois, et comment il persévéra en avant. Depuis qu’il fut parti de la Flamengerie et revenu en Brabant

  1. Les Chroniques de France nous apprennent quelles furent, outre les lettres du roi de Sicile, les raisons qui empêchèrent de combattre ; elles en spécifient quatre : « la première cause, pour ce qu’il étoit vendredi ; la seconde étoit, car lui ni ses chevaux n’avoient bu ni mangé ; la tierce cause, car lui et son ost avoient chevauché cinq lieues sans boire ni manger ; la quarte cause, pour la difficulté d’un pas qui étoit entre lui et ses ennemis. » (Chron. de France, chap. 17.) Le récit du continuateur de Nangis est parfaitement semblable à celui des Chroniques.
  2. Le roi d’Angleterre dit positivement dans sa lettre qu’il ne se retira vers Avesnes que le samedi, après être resté une partie du jour en bataille.
  3. Édouard était de retour à Bruxelles le 1er novembre.
  4. Suivant l’auteur anonyme de la chronique de Flandre, p. 148, le roi de France franchit ce samedi avec son armée un passage difficile qui le séparait du roi d’Angleterre, alla occuper le camp que ce prince avait abandonné, y demeura deux jours entiers, et retourna ensuite à Saint-Quentin où il licencia son armée. Ce récit s’accorde très bien avec ce que dit Édouard dans sa lettre, qu’aussitôt qu’il fut sorti de son camp, Philippe voulant se poster plus avantageusement traversa un marais d’où un grand nombre de ses chevaliers eurent beaucoup de peine à se dégager. Le passage du chroniqueur est en même temps un très bon commentaire pour cet article de la lettre d’Édouard qui n’a pas voulu dire que ce marais le mettait à couvert de toute attaque de la part de Philippe, parce qu’il lui était impossible de le passer à la vue d’une armée ennemie, et que le poste avantageux que ce prince voulait occuper était le camp même que l’armée anglaise venait de quitter. Il est très probable que la position qu’Édouard avait su prendre fut la principale cause qui empêcha Philippe de le combattre. Malgré les efforts que fait le prince anglais pour dissimuler dans sa lettre le peu de désir qu’il avait d’en venir aux mains avec son ennemi, cette intention perce partout : sa marche, depuis l’approche des Français, n’est à proprement parler qu’une retraite dirigée par la prudence. Mais le préjugé du temps n’admettait pas, en fait de guerre, cette supériorité ; il fallait pour acquérir de la gloire se montrer plus hardi, plus téméraire que son ennemi : voilà pourquoi Édouard met toujours en avant, dans cette lettre et dans plusieurs autres du même genre, le désir qu’il avait de combattre et le refus de son adversaire, et ne veut pas convenir qu’il s’était posté de manière qu’on ne pouvait l’attaquer sans s’exposer à une défaite certaine.