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LIVRE I. — PARTIE I.

gleterre, qui avec lui étoient, et à qui il touchoit bien de la besogne ; et leur demanda comment à son honneur ils se pourroient maintenir ; car c’étoit son intention de combattre, puisqu’il sentoit ses ennemis si près de lui. Adonc regardèrent les seigneurs l’un l’autre, et prièrent au duc de Brabant qu’il en voulût dire son entente. Et le duc répondit que c’étoit bien son accord que de combattre, car autrement à leur honneur ils ne s’en pourroient partir ; et conseilla adonc qu’on envoyât hérauts par devers le roi de France, pour demander et accepter la journée de la bataille. Adonc en fut chargé un héraut qui là étoit au duc de Guerles, et qui bien savoit françois, et informé quelle chose il devoit dire et quelle chose faire. Si partit le dit héraut de ses seigneurs, et chevaucha tant qu’il vint en l’ost des François, et se traist devers le roi de France et son conseil, et fit son message bien et à point ; et dit au roi de France comment le roi anglois étoit arrêté sur les champs, et lui requéroit à avoir bataille, pouvoir contre pouvoir. À la requête le roi de France entendit volontiers et accepta le jour. Si me semble que ce dut être le vendredi[1] en suivant, dont il étoit mercredi. Si s’en retourna le héraut devers ses seigneurs, bien revêtu de bons manteaux fourrés, que le roi de France et les seigneurs lui donnèrent, pour les riches nouvelles qu’il avoit apportées ; et recorda la bonne chère que le roi lui avoit faite, et tous les seigneurs de France.


CHAPITRE XCI.


Comment le sire de Fagnoelles et le sire de Tupegny, Hainuyers, costioient l’ost des Anglois ; et comment le sire de Fagnoelles fut pris.


Ainsi, et sur cet état, fut la journée accordée de combattre, et fut signifiée à tous les compagnons d’un ost et de l’autre. Si se habillèrent et ordonnèrent chacun selon ce qu’il besognoit. Le jeudi au matin avint ainsi, que deux chevaliers au comte de Hainaut et de sa délivrance, le sire de Fagnoelles et le sire de Tupegny, montèrent sur leur coursiers roides, forts et bien courans, et se partirent de leur ost, entre eux deux, pour aller voir l’ost aux Anglois et regarder. Si chevauchèrent bien un grand temps à la couverte, toudis en costiant l’ost aux Anglois. Or eschéi que le sire de Fagnoelles étoit monté sur un coursier trop melancolieux et mal enfrené : si s’effraya en chevauchant, et prit son mors aux dens, par telle manière qu’il s’escueillit et se demena tant qu’il fut maître du seigneur qui le chevauchoit, et l’emporta, voulut ou non, droit en-my le logis des Anglois ; et chéy d’aventure entre mains d’Allemands, qui tantôt connurent qu’il n’étoit mie de leurs gens. Si l’enclorrent de toutes parts et le prirent[2], et le cheval aussi ; et demeura prisonnier, ne sais, à cinq ou à six hommes gentils Allemands, qui tantôt le rançonnèrent et lui demandèrent dont il étoit ; et il répondit : « De Hainaut. » Adonc lui demandèrent-ils si il connoissoit messire Jean de Hainaut ; et il dit ; « Oui. » Et requit par amour que on le menât devers lui ; car il étoit tout sûr qu’il l’applégeroit de sa rançon s’ils vouloient. De ces paroles furent les Allemands tous joyeux, et l’amenèrent devers le seigneur de Beaumont, qui tantôt avoit ouï messe, et fut moult émerveillé quand il vit le seigneur de Fagnoelles. Si lui recorda cil son aventure, si comme vous avez ci-dessus ouï, et aussi de combien il étoit rançonné. Adonc demeura le sire de Beaumont pour le dit chevalier devers ses maîtres, et l’applégea de sa rançon. Si se partit sur ce le sire de Fagnoelles et revint arrière en l’ost de Hainaut, devers le comte et les seigneurs, qui étoient tous courroucés de lui, par la relation que le sire de Tupegny en avoit faite ; mais ils furent moult joyeux quand ils le virent revenu. Si remercia grandement le comte de Hainaut messire Jean de Hainaut son oncle qui l’avoit applégé et renvoyé sans péril et sans dommage, fors de sa rançon seulement ; car son coursier lui fut rendu et restitué, à la prière et ordonnance dudit messire Jean de Hainaut. Ainsi se porta cette journée et n’y eut rien fait, non chose qui fasse à recorder.


CHAPITRE XCII.


Comment le roi d’Angleterre se traist sur les champs et ordonna ses batailles bien et faiticement ; et quels seigneurs il avoit en sa compagnie.


Quand ce vint le vendredi matin, les deux osts s’appareillèrent et ouïrent messe, chacun sire

  1. Ce vendredi devait être le 22 octobre, suivant les dates que nous fournit la lettre d’Édouard ; mais s’il en faut croire la même lettre, le jour de la bataille fut d’abord fixé au jeudi 21 et remis ensuite au samedi 23.
  2. Suivant la même lettre d’Édouard, le sire de Fagnoelles fut pris non le jeudi 21, mais le dimanche 24.