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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

esramie, tous ces seigneurs s’étaient cueillis en grand désir de là venir, et faire leur pouvoir de la conquérir. Adonc avoit dedans Honnecourt un abbé[1] de grand sens et de hardie entreprise, et étoit moult hardi et vaillant homme en armes ; et bien y apparut, car il fit au dehors de la porte de Honnecourt faire et charpenter en grand’hâte une barrière, et mettre et asseoir au travers de la rue ; et y pouvoit avoir, entre l’un banc et l’autre, environ demi-pied de creux d’ouverture ; et puis fit armer tous ses gens et chacun aller ès guérites, pourvu de pierres, de chaux, et de telle artillerie qu’il appartient pour la défendre. Et si très tôt que ces seigneurs vinrent à Honnecourt, ordonnés par bataille, et en grosse route et épaisse de gens d’armes durement, il se mit entre les barrières et la porte de la dite ville, en bon convenant, et fit la porte de la ville ouvrir toute arrière, et montra et fit bien chère et manière de défense.

Là vinrent messire Jean de Hainaut, messire Henri de Flandre, le sire de Fauquemont, le sire de Berghes et les autres, qui se mirent tout à pied et approchèrent ces barrières, qui étoient fortes durement, chacun son glaive en son poing ; et commencèrent à lancer et à jeter grands coups à ceux de dedans ; et ceux de Honnecourt à eux défendre vassalment. Là étoit damp abbé, qui point ne s’épargnoit, mais se tenoit tout devant en très bon convenant, et recueilloit les horions moult vaillamment, et lançoit aucune fois aussi grands horions et grands coups moult appertement. Là eut fait mainte belle appertise d’armes ; et jetoient ceux des guérites contre val, pierres et bancs, et pots pleins de chaux, pour plus essonnier les assaillans. Là étoient les chevaliers et les barons devant les barrières, qui y faisoient merveilles d’armes ; et avint que, ainsi que messire Henri de Flandre, qui se tenoit tout devant, son glaive empoigné, et lançoit les horions grands et périlleux, damp abbé, qui étoit fort et hardi, empoigna le glaive du dit messire Henri, et tout paumoiant et en tirant vers lui, il fit tant que parmi les fentes des barrières il vint jusques au bras dudit messire Henri, qui ne vouloit mie son glaive laisser aller pour son honneur. Adonc quand l’abbé tint le bras du chevalier, il le tira si fort à lui qu’il l’encousit dedans les barrières jusques aux épaules, et le tint là à grand meschef, et l’eût sans faute saché dedans, si les barrières eussent été ouvertes assez. Si vous dis que le dit messire Henri ne fut à son aise tandis que l’abbé le tint, car il étoit fort et dur, et le tiroit sans épargner. D’autre part les chevaliers tiroient contre lui pour rescourre messire Henri ; et dura cette lutte et ce tiroi moult longuement, et tant que messire Henri fut durement grevé. Toutes fois par force il fut rescous ; mais son glaive demeura par grand’prouesse devers l’abbé, qui le garda depuis moult d’années, et encore est-il, je crois, en la salle de Honnecourt. Toutes voies il y étoit quand j’écrivis ce livre ; et me fut montré un jour que je passai par là, et m’en fut recordée la vérité ; et la manière de l’assaut comment il fut fait, et le gardoient encore les moines en parement.


CHAPITRE LXXXVII.


Comment messire Jean de Hainaut et ses compagnons se retrairent en leurs logis ; et comment le roi d’Angleterre ardit et exilla le pays de Thierasche.


Ce jour eut à Honnecourt moult fier assaut, et dura jusques aux vespres, et y eut plusieurs des assaillans morts et blessés ; et par espécial, messire Jean de Hainaut y perdit un chevalier de Hollande qui s’appeloit messire Hermant, et s’armoit d’or à une fosse coponée de gueules, à trois fermaux d’azur au chef de son écu. Quand Hainuyers, Anglois, Flamands et Allemands, qui là étoient assaillans, virent la bonne volonté de ceux de dedans, et qu’ils n’y pouvoient rien conquester, ains étoient battus et navrés et moult foulés, si se retrairent arrière, sur le soir, et emportèrent au logis les blessés. Et lendemain au matin se partit le roi anglois du mont Saint-Martin et commanda, sur la hart, que nul ne fit mal à l’abbaye. Son commandement fut tenu. Et puis entrèrent en Vermandois, et vinrent ce jour loger de haute heure droit sur le mont Saint-Quentin ; et là furent en bonne ordonnance de bataille ; et les pouvoient bien voir ceux de Saint-Quentin s’ils vouloient. Mais ils n’avoient talent d’issir hors de la ville. Si vinrent les coureurs d’Angleterre courir jusques aux barrières de Saint-Quentin et escarmoucher à ceux qui là se tenoient. Le con-

  1. La liste des abbés de Hainecourt est incomplète : on n’y trouve point le nom de celui-ci.