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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


seigneurs d’Allemagne s’appareillèrent moult étoffément, chacun selon son état, ainsi que enconvenancé l’avoient au roi d’Angleterre, comme vicaire de l’Empire, pour parfaire et accomplir leur entreprise. Le roi de France se pourvut à l’encontre ; car il savoit partie de leur entente, combien qu’il n’en fût point encore défié. Le roi anglois fit faire ses pourvéances en Angleterre, et ses gens d’armes appareiller et passer par deçà la mer, sitôt que la Saint-Jean fut passée, et se alla tenir lui-même à Vilvort[1] ; et faisoit ses gens, ainsi comme ils passoient et qu’ils venoient, prendre hôtel en la ville de Vilvort ; et quand la ville fut pleine, il les faisoit loger contre val les prés, selon la rivière, en tente et en trés. Et là se logèrent et demeurèent de la Magdeleine jusques à la Notre-Dame en septembre, en attendant de semaine en semaine la venue des autres seigneurs, et par espécial celle du duc de Brabant, après qui tous les autres s’attendoient.

Quand le roi anglois vit que ces seigneurs ne venoient point, ni appareillés n’étoient, il envoya certains messages vers chacun, et les fit semondre sur leur créant, sans aucun délai, qu’ils vinssent, ainsi que créanté avoient, ou ils vinssent le jour Saint Gille[2] pour parler à lui en la ville de Malignes, et lui dire pourquoi ils targeoient tant. Le roi Édouard séjournoit à Vilvort à grands frais, ce pouvoit chacun savoir, et perdoit son temps, dont il lui ennuyoit moult, et ne le pouvoit amender. Il soutenoit tous les jours soubs ses frais bien seize cents armures de fer, toute fleur de bonnes gens d’armes, tous venus d’outre mer, et dix mille archers, sans les autres poursuivans à ce appartenans. Ce lui pouvoit bien peser, avec le grand trésor qu’il avoit donné à ces seigneurs, qui ainsi le détrioient par paroles, celui pouvoit bien sembler, et avec ce les grandes armées qu’il avoit établies sur mer contre Gennevois, Normands, Bretons, Picards, Espaignols que le roi Philippe faisoit gésir et nager sur mer, à ses gages, pour les Anglois gréver, dont messire Hue Kieret[3], messire Pierre Bahucet[4] et Barbevoire étoient amiraux et conduiseurs, pour garder les détroits et les passages contre les Anglois, qu’ils ne passassent d’Angleterre par deçà la mer pour venir en France. Et n’attendoient ces dessusdits écumeurs de mer autre chose que les nouvelles leur vinssent que la guerre fut ouverte, et que le roi anglois, avecque ses alliés d’Allemagne, si comme on supposoit, eût défié le roi de France, qu’ils entreroient en Angleterre, où que ce fût : ils avoient jà avisé où et comment, pour porter au pays grand dommage, ainsi qu’ils firent.


CHAPITRE LXXIX.


Comment le roi d’Angleterre et ses alliés envoyèrent défier le roi de France ; et comment messire Gautier de Mauny cuida prendre Mortaigne, et comment il prit le châtel de Thun en Cambrésis.


Ces seigneurs d’Allemagne, à la semonce du roi anglois, le duc de Brabant et messire Jean de Hainaut vinrent à Malignes, et s’accordèrent communément, après tout plein de paroles, que le roi anglois pouvoit bien mouvoir à la quinzaine après ou environ et seroient adonc tous appareillés. Et pour tant que leur guerre fût plus belle ce que bien appartenoit à faire puis qu’ils vouloient guerroyer le roi de France, ils s’accordèrent à envoyer les défiances au roi Philippe : premièrement le roi Édouard d’Angleterre qui se fit chef de tous et de ceux de son royaume, ce fut raison ; aussi le duc de Guerles, le marquis de Juliers, messire Robert d’Artois[5], messire Jean de Hainaut le marquis

    d’Angleterre en Brabant ; on sait seulement qu’au commencement de septembre elle se disposait à passer la mer.

  1. Ville située sur la Benne à environ deux lieues de Bruxelles, entre cette dernière ville et Malines.
  2. Le premier septembre.
  3. Hugues Quieret était amiral de France.
  4. Peu de noms ont été plus altérés que celui-ci ; on le trouve écrit de vingt façons différentes, Bahucet, Bahuchet, Buchet, etc. M. Lancelot, d’après des titres authentiques, l’appelle Nicolas Behuchet. Il était trésorier et conseiller du roi. Il fut un des commissaires nommés pour entendre les dépositions des témoins dans le procès de Robert d’Artois, et associé à Hugues Quieret dans le commandement des vaisseaux normands et picards qui croisaient contre les Anglois. Barbevaire commandait les Génois.
  5. M. Lancelot a prétendu que Robert d’Artois n’était point alors auprès d’Édouard : il en donne pour preuve que ce prince était certainement en Angleterre le 7 janvier 1339, et qu’on l’y voit encore le 8 novembre de la même année. Mais comme le trajet entre la Flandre et l’Angleterre est peu considérable, et que Robert d’Artois eût pu le faire plusieurs fois durant cet intervalle, la raison alléguée par M. Lancelot ne paraît pas suffisante pour rejeter le récit de Froissart ou plutôt de Jean-le-Bel attaché à Jean de Hainaut, et qui était peut-être alors avec lui à la cour d’Édouard.